éditions
NYKTA, collection Petite Nuit,
juin 2006 polar - Dans la Divine comédie
de Dante, l'Enfer se compose de neuf
cercles concentriques. - Dans les Âmes mortes de
Nicolaï Gogol, l'escroc Tchitchikov
fait commerce des âmes (le mot
"âmes" désignant ici des
serfs décédés mais,
d'un point de vue administratif,
considérés comme
vivants). éditions
Orage-Lagune-Express, 2004 Poème en six
promenades Avec les arbres La flaque d'eau toujours à la
même place sur la route forestière
où la vieille voiture attend n'est ni le miroir ni le contraire du
monde, juste une facette de ce diamant qu'on
appelle la terre. L'image, condamnée à
refléter ce qui n'est pas, se dissipe dans l'évidence des
feuilles rendues à l'air blond. Le grand vent patientera le temps de la
colchique et de la campanule et tout ce qui s'alourdissait de peurs
et de chagrins indéchiffrables s'unifie dans les instants d'accord
entre la route et la rivière. L'épicéa qui
rafraîchit les pas de mes aïeux
les moins connus penche encore ses secrets sur les
miens. Autour de nous se courbe une apparente
éternité, un infini à nos mesures, à celle des brins d'herbe. Où est cachée l'horloge
? Et qui a décidé dans
l'espiègle automne qu'aujourd'hui nous nous sentirions
libres ? Le fruit du jardin s'approche de la
terre inconnue comme tout ce qui semblait se tourner
vers le ciel. Des temps s'éloignent à
la vitesse des astres et le mystère, sous chacun de
mes pas, ne me fait plus sourire. Les seuls à me
désaltérer encore de mes
premiers regards sont les arbres penchés sur mes
sorties d'école, tilleuls d'automne où passe la
main du vent comme dans des chevelures de jeunes
filles, hêtres et marronniers, vieux
maîtres indulgents qui dessinent un cercle de craie autour
de mes erreurs. En eux se concilient envol et
pesanteur et je n'étais pas né
qu'ils me savaient déjà
promis à l'énigme de leur
premier bourgeon. La profonde étrangeté du
ciel où tombent les dernières
corolles, l'inexplicable joie qu'on prête
au vol de
l'éphèmère dans l'ordre imprévisible des
vents d'octobre, au fond de la forêt la stupeur
des naissances, la lumière en cascades qui ne
révèlent rien que les couleurs des chiffres sur le
tableau noir mais toujours la fenêtre qui rend
à l'écolier le monde
lisible. éditions
Orage-Lagune-Express, 2004 Nouvelles Pour ne pas ralentir mon allure, je ne me
retournerai plus. C'est un peu comme suspendu dans
le vide : mieux vaut ne pas regarder en bas pour
continuer l'escalade. Je voudrais quitter plus vite
ces quartiers trop animés où se
condense en lourds panaches le souffle de centaines
de bouches aux lèvres gercées par le
froid. Je sais maintenant que la peur a un visage,
celui, multiple, des foules anonymes noyées
dans leur rumeur. Derrière ces faces, des
intelligences étrangères en savent
long sur moi, croisent des fichiers et poursuivent
leurs enquêtes. Je sais aujourd'hui ce que
signifie être atteint et c'est pire
qu'être atteint d'une maladie. Oui, des gens
que je ne connais pas savent qui je suis,
d'où je viens et comment je vis alors que je
l'ignore moi-même. Pour eux, mon
passé, mon présent et peut-être
mon futur sont déjà écrits.
Ils n'ont plus qu'à lire ces conjugaisons
auxquelles se résume, pour eux, mon
existence et à en tirer les conclusions. Ils
peuvent même se payer le luxe, à
travers moi, d'une autre vie, plus aventureuse,
plus palpitante que la leur, moins insignifiante
que celle qu'ils mènent dans une
banalité et un confort à jamais
inaccessibles à ma condition. Quelle est ma condition ? Marcher. Marcher sans
relâche dans les rues sans joies d'une petite
ville industrielle dont j'ignore tout et qui est
pourtant la mienne. Arpenter des quartiers de
fabriques familiales abandonnées, imprimer
mon ombre sur de vieilles enseignes peintes
à même les murs d'anciens troquets
où ont fini d'échouer mille destins
détruits par le travail d'usine, traverser
au crépuscule un parc au kiosque à
musique silencieux, longer un vieux boulevard
sacrifié au stationnement, marcher, toujours
marcher sans même courir car cela
relèverait du plus inutile affolement. Mon instinct me le dicte, le rythme rapide mais
surtout régulier de mon pas peut me
soustraire à la diabolique emprise à
laquelle je tente d'échapper, cette force
qui m'empoigne et qui, de jour comme de nuit,
m'enlève ou me pose où elle veut sans
que je comprenne pourquoi. Mais le plus effrayant
ne réside pas dans l'ignorance où je
me trouve de mon propre destin. Qui a jamais su ce
qui l'attendait ? Toute l'horreur de ma condition
se construit dans la toile d'araignée qui se
tisse autour de moi sous la forme d'informations
qui me concernent mais dont j'ignore jusqu'à
la plus anecdotique. Voilà pourquoi je n'ai
pas trouvé d'autre solution que ces absurdes
pérégrinations pour essayer de me
soustraire à cette menace que je ne peux
même pas nommer. Qui est contre moi ? Qui est dans mon camp ? Je
ne saurais le dire. Malgré le
caractère méfiant dont m'a
doté mon créateur, je suis dans une
telle impasse que je dois accepter sans
réserve toute aide qu'on pourrait
m'apporter. Que dois-je attendre de ce rendez-vous
au café du chemin de fer ? En effleurant la
vitrine déjà poussiéreuse
d'une agence de voyage en faillite, j'ai
sursauté quand l'éclairage public
s'est déclenché. Mon reflet m'est
apparu, presque sans contours, moins net que
l'ombre massive de mon lourd manteau d'hiver. Dans
la poche, ma main ne se décrispe pas autour
de la crosse de ce malheureux 6,35 qui peut
toujours m'être utile à bout portant,
tout à l'heure au café, assis en face
de cet homme, un dénommé Preben
Mhorn. Je ne sais pas à quoi il ressemble et
aucun signe de reconnaissance n'a été
prévu. Je n'ai qu'à entrer par la
porte vitrée et m'asseoir, et
peut-être me jeter dans les mâchoires
du piège. De toute façon, je dois
m'en remettre à lui. Me voilà devant un vin chaud. Cette fois,
les miroirs du café me renvoient l'image de
mon visage. Dehors, le halo d'une enseigne
ébréchée me
révèle une bruine qui a
déjà détrempé les rares
autos garées en ces parages. L'horloge de la
gare s'allume, blafarde comme une lune de papier
mâché. Toute la salle embuée
luit de mauvais regards. Un homme engoncé
dans un caban s'est assis à ma table. Il
fume un cigare puant. Je fixe son regard avec
terreur, le doigt sur la détente dans la
poche de mon manteau. "Mhorn. Voici les papiers."
De mon autre main, je prends l'enveloppe
d'où surgira ma nouvelle identité.
Cet homme est là pour m'aider mais comment
m'a-t-il identifié ? Rien à faire, je
suis toujours sous l'emprise, le cauchemar
continue. Mhorn se lève brusquement. Sous la
table, d'une impulsion de mon bras, le canon du
6,35 suit aussitôt son mouvement. Le vin
chaud se répand autour du verre
brisé. "Pas la peine de s'énerver.
L'autorail part dans cinq minutes. Il y a un billet
dans l'enveloppe, avec le reste. Ne traînez
pas et n'oubliez pas de composter." L'autorail gronde dans le crachin, sous les
lueurs vert-de-grisées du quai. Une fois
blotti derrière la vitre grasse au milieu
des sièges vides, je pourrai
découvrir mon nouveau nom dans l'enveloppe.
J'ai tant rêvé à cet instant
sans y croire, à cette nouvelle naissance...
Le composteur claque sur mon billet. Bientôt
un coup de sifflet sur le quai et puis,
peut-être, la chance d'un nouveau
départ vers de vierges horizons... Mais dans
cette ville étroite, un seul nuage suffit
à retarder le jour et il ne faudra pas plus
de dix personnes sous leurs parapluies pour
provoquer la bousculade d'une foule autour du
marchepied de l'autorail. Dans quelques secondes,
la rame qui assure la correspondance viendra
s'immobiliser juste à côté, le
temps d'un échange de voyageurs. La voici,
dans ses grincements de ferraille, déserte
à cette heure tardive. Mais non. Cet homme
en imperméable qui en descend, l'oeil
fouineur et menaçant... Son parapluie noir
s'ouvre d'un claquement mat sur sa tête et je
me pétrifie d'épouvante lorsque la
puissance maléfique de son regard se plante
dans mes yeux écarquillés. C'est lui, encore lui dans la nuit, dans mes
ténèbres éternelles, dans mon
enfer d'incertitudes sans fin, lui, l'ordure, le
pervers, le maître démoniaque de ma
vie, l'auteur. Cette nouvelle a
été publiée dans la
revue Le Croquant n°25 (printemps -
été 1999) et dans Une
Anthologie de l'Imaginaire, arcane
septième, collection Pour une
fontaine de feu, aux éditions
Rafael de Surtis.
Edition
Editinter,
mars 2002 Editions
Orage-Lagune-Express, sept 2001, poème
en édition bilingue, traduction portugaise
de Suzana Marto, avec un collage de
Bernard Deson travaillent mon ombre à la
feuille de plomb, j'appelle, derrière le drap du jour, la jeune fille qui garde le monde. trabalham a minha sombra em folha de
chumbo, eu chamo, atrás do lençol do
dia, a rapariga que guarda o mundo. Dans le sommeil des arbres marche la jeune fille. La langue ancienne en sa
mémoire lui ouvre les chemins que seul
créera son pas vers des lointains
crédibles. Autour de sa lecture, l'été tourne en habit de
sources. La pierre usée des
siècles consent à son épaule et
les érables au temps compté oublient l'heure sur son ombre. L'instant lui est une saison, le raisin un passant et le vin un
farceur, l'anémone une étoile et
le ciel un matin. No sono das árvores anda a rapariga. A língua antiga em sua
memória abre- Ihe os caminhos que só
criará o seu passo para os acreditáveis longes. Em volta à sua leitura, o verão rodea em fato de
fontes. A pedra gasta dos séculos aceita o seu ombro e os
àceres ao tempo contado esquecem a hora sobre à sua
sombra. O instante Ihe é uma
estação, a uva um transeunte e o vinho um
farsista, a anémona uma estrela e o
céu uma manhã. L'arbre de mes jours a les gestes du vent. L'arbre de mes nuits a le timbre des pluies et l'arbre de mes songes l'air d'une jeune fille. A árvore dos meus dias tem os gestos do vento. A árvore das minhas noites tem o ruido das chuvas. A árvore dos meus sonhos o aparência duma rapariga. ami distrait de la dernière
averse, l'arbre où s'endort la jeune
fille est la demeure de la foudre. amigo distraído pelo
último aguaceiro, a árvore onde adormece a
rapariga é a morada dos
trovões. La source ne ment pas, la forêt se rappelle, le fleuve tient parole et la mer est le temps. C'est pour la jeune fille. A nascente não mente, a floresta recorda-se, o rio cumpre palavra e o mar é o tempo. É para a rapariga. Ce que je sais du monde après un tour de terre ? L'arbre et la jeune fille. O que eu conheço do mundo depois duma volta à Terra ? A árvore e a rapariga. L'absence de la jeune fille désole le paysage. A ausência da rapariga desola a paisagem. à l'eau de comète au ciel d'avril au premier merle aux aguets d'arbre aux frissons d'herbe au pas de chat au sourire à clefs au passant réveillé jeune fille, salut ! à água de cometa ao céu de Abril ao primeiro melro à espreita de árvore aos arrepios de erva ao passo de gato ao sorriso chave ao transeunte despertado rapariga, cumprimentos ! Hors de son lit, la rivière emporte le souvenir
d'un jeu d'enfants : une petite salamandre brûle
doucement sur la berge au milieu d'un feu
d'herbe. Le journal rend compte des crimes de la veille, du désordre et des aventures misérables du jour. Un avion et un drôle de nuage volent le ciel d'une fillette qui a peur de rentrer dans son pays. Le dimanche menace. Du mouvement de tes chevilles, le long d'un jardin entre des
maisons, tu me remets le jour en place : la rivière dans son lit, la salamandre sous les herbes, le journal dans le feu et le ciel dans la fillette. Fora do seu leito, a ribeira leva a lembrança dum
jogo de crianças : uma pequena salamandra arde devagar na margem no meio dum fogo de erva. O jornal relata os crimes da véspera, a desordem e as aventuras miseráveis do dia. Um avião e uma estranha
nuvem roubam o céu duma menina que tem medo de regressar ao seu país. O Domingo ameaça. Do movimento dos teus tornozelos ao longo dum jardim no meio das
casas colocas-me o dia direito : a ribeira no seu leito, a salamandra debaixo das ervas, o jornal no fogo e o céu na menina. En ce jour de grand soleil,
mon ombre danse autour de moi, au
seuil de la Villa
Médicis. Les chaussures des passants
sur les marches du grand escalier
martèlent un air connu de
moi seul. Je laisse mon orchestre
intérieur organiser
librement cette musique lorsque,
dans une éblouissante
clarté, mon ombre
disparaît dans un envol de
jeunes filles qui crient toutes :
"Balthasar ! Balthasar !
Ohé, Balthasar !" Neste dia à torreira do
sol, a minha sombra dança
em volta de mim, no limiar da
Villa Medicis. Os sapatos dos transeuntes nos
degraus da grande escada martelam
uma moda só conhecida de
mim. Deixo a minha orquestra
interior organizar livremente
esta música quando, numa
claridade deslumbrante, a minha
sombra desaparece num
levantamento de raparigas que
gritam todas juntas : "Baltazar !
Baltazar ! Olá, Baltazar
!"
éditions
Orage-Lagune-Express, 1998 Nouvelle - Je ne me souviens de rien d'autres,
répondis-je au major qui arpentait les
abords de l'épave encore odorante de mer.
Ses bottes crissaient dans le sable encore vierge
de toute trace à cette heure matinale,
hormis celles de la jeep où attendaient deux
soldats. L'un écrivait sur un calepin et
l'autre scrutait la mer. - Mon ordonnance va vous raccompagner, proposa
le major. J'ai encore à faire ici. Les yeux du soldat glissèrent de la mer
vers les miens. Je compris tout de suite qu'il
savait que j'avais pris quelque chose dans
l'épave et que je n'en avais rien dit au
major. - Je préfère rentrer à pied
car me lever tôt me donne mal à la
tête. - Reprenons votre déposition, voulez-vous
? Vous avez déclaré : "j'ai
été réveillé dans la
nuit par un bruit qui semblait venir de la plage.
J'ai eu du mal à me rendormir." - Oui. - Vous n'êtes pas allé voir ? - Si, après. - Après avoir été
réveillé ? - Oui. -Je reprends la suite de votre
déposition. Vous dites : "j'avais
réussi à retrouver un peu le sommeil
lorsque la chambre s'est emplie d'une drôle
d'odeur, à peine perceptible, inhabituelle,
mais tenace." c'est à ce moment que vous
êtes allé voir? - Oui, je me suis levé. J'ai d'abord cru
que je rêvais. - Vous rêvez à des odeurs ? - Souvent. - Moi, cela ne m'est jamais arrivé. Je
vois des images mais je ne sens jamais rien. Le major s'approcha de la fenêtre et
regarda dehors. Il se tut un moment et alluma une
cigarette. Il était las, indifférent,
et cette histoire l'ennuyait. Seule la fumée
l'intéressait, et le vide reposant où
elle s'en allait. - Cette odeur, essayez de me la décrire
un peu plus ; "plutôt agréable",
dites-vous. - Oui. Comme le parfum d'un arbre en fleur. - Nous sommes en plein hiver, coupa
sèchement le major. Oui? Gildo ? Qu'est-ce
qui vous arrive? L'ordonnance s'était arrêté
de taper à la machine. Son regard se planta
un court instant dans le mien et m'inspira un
profond malaise. - Allons, cessez de rêvasser et notez
! Le crépitement de la machine à
écrire reprit. - Vous avez rêvé. Vous êtes
un poète et vous rêvez de fleurs en
plein hiver, c'est normal... Sur ces mots, le major alluma une
deuxième cigarette. - Peut-on savoir ce qui vous amuse ? - Les poètes qui rêvent de fleurs
en plein hiver, ne puis-je m'empêcher de
répondre au major. - Bien. Bien, bien... Ce sera tout pour
aujourd'hui. Gildo, raccompagnez monsieur. L'ordonnance m'ouvrit la porte. Je ne pus
soutenir son regard dans lequel je lisais : "je ne
suis pas dupe ..." - Du café, major ? - Merci. Pardonnez cette visite matinale, mais
j'avais besoin de me dégourdir les jambes.
J'ai marché dans la pinède et je me
suis retrouvé chez vous. Votre maison est la
dernière avant la dune. - Oui. Un jour,le sable entrera par la
cheminée ! Après, c'est la plage. - J'espère ne pas vous avoir
réveillé. - Non. Je venais de prendre mon
petit-déjeuner. - Vous veniez même de commencer à
écrire, ajouta le major en désignant
le petit guéridon bancal qui me sert de
bureau. - Non. Je suis en panne. Ce cahier est ouvert
à la même page depuis des
semaines. - Que faites-vous de vos journées? - Je fume, je bois du café le matin et de
l'alcool le soir. - Et à part ça ? - J'essaie d'écrire. - Depuis quand êtes-vous installé
ici ? - Une bonne vingtaine d'années. - Vous êtes encore jeune pour un
retraité... - J'ai beaucoup écrit pour de l'argent.
Cela me permet aujourd'hui d'écrire peu pour
rien. - Je vois. - Vous êtes venu sans votre ordonnance
? - Il est en permission. Le temps lui sera
clément. - En effet, nous aurons une belle
journée. - Et cette épave ? - Nous n'avons rien trouvé à
l'intérieur. - Qu'en pensez-vous, major ? L'officier sortit un morceau de bois de sa poche
et le posa sur le guéridon. - Je vous retourne la question. Pour moi, c'est
un tas de bois pourri venu s'échouer sur la
plage. - Une telle quantité... Et sur une telle
hauteur... - Je vous souhaite une bonne journée.
Merci pour le café. - Vous oubliez votre pièce à
conviction. Le major soupira. - Vous pouvez la garder. J'en ai des tonnes sur
la plage... Encore une journée sans écrire.
Juste du vent, du sable, du soleil et des aiguilles
de pin.Et aussi du café, de l'alcool et des
cigarettes. L'hiver se déchire. Des stries
de ciel bleu le craquellent comme un vieux
parchemin. J'ai pu manger dehors, sur le balcon du
haut, d'où l'on peut voir la mer
au-delà de la dune. J'ai pris les jumelles,
pour les oiseaux. L'épave est toujours
là, massive. Voilà l'ordonnance du
major qui tourne autour. Malgré son
congé, il a gardé son uniforme. Je
l'imagine facilement en civil. Il n'a rien d'un
militaire. Cet air nonchalant, cette
démarche souple... Tout le contraire du
major. Pourtant, il m'inquiète. Sa
façon de me fixer me met mal à
l'aise. J'ai tort de m'inquiéter. Il ne peut
pas savoir que j'ai gardé cette petite
boîte puisque j'ai été le
premier à pénétrer dans
l'épave. Tu te fais des idées, mon
petit vieux. La boîte, la voilà. Je l'ai sous
les yeux, ouverte. Des petits cailloux polis par
les vagues. Avant de les réduire en sable,
de siècle en siècle, l'usure les pare
de couleurs qui varient selon la nature des roches.
Certains sont translucides, d'autres
marbrés. Quelques débris de
coquillages effacés les rejoignent dans leur
destin de sable. Voici même un tesson de
bouteille aux contours et aux faces si bien polis
qu'il s'épanouit dans tout l'éclat
d'une pierre précieuse. On en trouve partout
sur la plage et les gens les ramassent parce que
l'eau fait chatoyer leurs teintes. A peine
séchés par l'air, ils perdent de
l'intensité et retrouvent leur condition de
cailloux en quelques ricochets d'écume. Depuis que je vis retiré et que je ne
fais plus rien, je dors comme une souche. Pourtant,
cette nuit, je me suis levé. Cette odeur
d'arbre en fleur est revenue. Encore un rêve
? Je n'aime pas me réveiller la nuit car
j'entends gronder la mer et j'ai l'impression
qu'elle s'approche et qu'elle peut m'emporter. Tout
enfant, je pensais la même chose.
aujourd'hui, j'ai cinquante ans et rien n'a
changé. Dans la pénombre, j'ai
écrit : "l'abandon des grands rêves
accélère la chute des
dents. Complice du caillou, l'usure sauve la
peau du vieil enfant qui n'en tirait que
ricochets. Toute fleur de décombres respire
un paradis vécu. Entre les plis du temps, chante le vent
fossile. Ne retenir de toute énigme que
la poursuite des merveilles." J'ai écrit. Mais qui a
parlé ? - Pardonnez ma curiosité, mais ce
garçon, votre ordonnance... Est-il depuis
longtemps à votre service ? Le major paraît surpris de ma
question. - Non. Son ordre de mission remonte à
quelques jours. C'est curieux, vous en parlez comme
d'un gamin, mais il a une trentaine
d'années. - Il fait beaucoup plus jeune. - Je vous l'accorde. Pourquoi cet
intérêt pour Gildo ? Vous a-t-il
posé problème ? - Du tout. Il est très correct. - Oui. Correct. C'est le mot. Égal
à lui-même. Il ne prend pas
d'initiative. Je le trouve un peu indolent. - Mais il n'est pas là pour prendre des
initiatives. Le changement de climat lui
pèse peut-être, s'il vient d'une autre
contrée... - Vous savez, l'armée évolue. La
discipline reste, mais il faut aussi du dynamisme,
le sens des responsabilités actives. Le major a débité cette tirade sur
un ton monocorde. Il récite sa leçon
: " il est vrai que le service personnel d'un
officier nommé dans ce coin perdu n'a rien
d'exaltant pour un jeune. Il ne se passe rien ici.
" - Vous oubliez cette épave... - Vous appelez cela un événement?
Dans quelques jours, j'enverrai mon rapport et les
marées se chargeront de ce tas de
planches. Le major tente d'allumer une cigarette, mais le
vent qui s'éparpille dans les dunes finit
par l'en dissuader. - D'ailleurs, je n'ai jamais tant fumé
que depuis mon affectation ici. - Je ne vous contredirai pas sur le calme de ce
pays. En vingt ans de vie ici, je n'ai rien vu
changer. Je me souviens tout de même d'une de
mes premières promenades ici, sur cette
plage, par une matinée pareille à
celle-ci. - Oui ? - Je venais de m'asseoir sur un de ces petits
bunkers qui s'enfoncent dans le sable.
J'aperçois alors une silhouette qui se
dirige vers moi en criant quelque chose. Je ne
bouge pas et j'attends de pouvoir distinguer
nettement qui vient de mon côté. C'est
une femme, la quarantaine, un peu plus,
plutôt belle. Elle crie : " Ermé !
Ermé !" Elle s'arrête face à
moi, me regarde avec stupeur, comme si elle voyait
le diable. Elle murmure : " Ermé..." Je me
rends compte qu'elle m'a pris pour quelqu'un
d'autre et qu'elle vient de s'en apercevoir.
Essoufflée, elle chancelle. Je lui tends le
bras. " ça ne va pas ? " Elle ne
répond pas, reprend son souffle et puis s'en
va. J'ai revu cette femme plusieurs fois lors de mes
promenades sur la plage, l'année de mon
installation ici. Nous avons parlé un peu.
Je me souviens qu'elle aimait ramasser des bois
flottés et des cailloux polis par la mer. Je
dois dire que j'ai la même manie, la
même attirance pour ces objets dans lesquels
le temps et l'espace se tourmentent et impriment
leurs traces palpables. Je ne sais pas. Ceci l'a
peut-être mise en confiance, ce qui m'a un
jour poussé à lui demander avec qui
elle m'avait confondu lors de notre première
rencontre. Silence. Nous nous asseyons face
à la mer et elle dit : " sur la plage, on
voit surgir des êtres qui semblent venir tout
droit du grand large. Non pas des baigneurs qui
sortent de l'eau en secouant leurs cheveux, mais
des êtres précédés par
leur frôlement de sable et qui se distinguent
d'un coup d'oeil de tous les autres estivants. Ce
sont des dieux de passage. A chaque fois, il y a
quand même une raison, mais nous ne pouvons
pas en avoir idée, cela nous échappe,
évidemment. " Inutile de vous dire, major, que cette
entrée en matière me laisse perplexe.
Mais je suis une fois de plus en panne
d'écriture et l'ennui me pousse à
écouter la suite. Son récit est
difficile à suivre, parfois
incohérent car elle a du mal à
respecter un chronologie. Je comprends que toute
jeune, elle travaille dur pendant que les filles de
son âge se dorent au soleil tout
l'été. Le matin, elle balaie dans un
hôtel et l'après-midi, elle vend des
churros dans un estaminet du front de mer. - Des churros ? interrompt le major. - Oui. Des petits beignets sucrés,
allongés. Délicieux... Je continue :
son jour de congé, elle le passe sur une
plage un peu à l'écart, en dehors des
limites de baignade pour plus de
tranquillité. Ses sandales collent sur le
goudron fondu par le soleil. Elle quitte la route,
s'engage dans le sentier craquant d'aiguilles de
pin sur le sable. Elle traverse la pinède
où elle se lave de l'odeur de friture et de
toute sa fatigue en plongeant avec délice
dans d'étourdissantes essences. Elle
franchit la dune par le chemin de caillebotis qui
mène jusqu'à la plage. En haut de la
dune, le monde n'a plus que trois couleurs : mer,
sable, et pin. Elle change son sac de plage
d'épaule. Les oyats frissonnent sur ses
chevilles. La voilà dans un univers
d'étoffes poudrées de sable, de
paille tressée, d'huile solaire,
d'écume et de brise. Le transistor crachote
un bruit de sardines sur le grill. Ses yeux se
lancent dans le gouffre du ciel. Elle s'endort
enfin purifiée de son labeur.
L'éclosion d'autres parasols
précède son réveil. Elle ouvre
le sien. Le monde change de couleur. Bribes de
paroles, éclats de rire, bris de vagues : la
vie. Coincée entre le travail et quelques
billets, certes, mais pour trois ou quatre heures,
la vie. - Vous exagérez un peu. - Croyez-vous, major ? - Sans le travail, nous n'existons pas. Mais
poursuivez donc. - Merci. Un jeune homme sort de l'eau. Elle le
remarque car personne ne se baigne. Il s'approche
d'elle. Il s'appuie d'un bras sur une pancarte
plantée là dans le sable. Il lui dit
quelque chose. Elle répond : " vous ne savez
pas lire ? " - Si. " Mer d'un autre âge " ? Mais... - Déconseillée, mais pas
interdite, la baignade, lance le garçon sur
un ton enjoué. - Et ils se sont revus ? - Bien sûr, major. C'était
même très fort entre eux. Mais ce
n'est pas cela qui m'a frappé. - Quoi donc, alors ? Cette histoire,
pardonnez-moi, est des plus banales. - Je m'en excuse. Mais cette pancarte " Mer d'un
autre âge " n'est-ce pas étrange ? Le major esquisse un geste de lassitude : - Vous aurez mal compris ce que vous a
raconté cette femme sans doute un peu
hallucinée. Veuillez m'excuser. Je dois vous
laisser. J'aperçois Gildo près de
l'épave. Je pense qu'il a terminé ses
mesures. - Il a un nom à consonance
italienne... - Son prénom est impossible,
répond le major. Gildo, c'est plus court et
plus facile. - Et quel est ce prénom si
compliqué ? - Ermenegildo. Pourquoi ai-je raconté cette histoire au
major ? Les hasards de la conversation. J'y repense
cette nuit en entendant gronder la mer. Quand
dormirai-je enfin ? Et cette odeur ? Je fume trop.
Le tabac doit me pervertir l'odorat. Nous sommes en
plein hiver... Aucun arbre en fleur. J'ai soif. Se
lever, ouvrir le réfrigérateur,
boire. Écrire: " ce temps aujourd'hui plus
précieux que l'or et que les négriers
des distances abolies cherchent désormais
à soustraire à ceux qui, toujours
dépossédés, avaient
trouvé dans ses replis leur imprévue
richesse : la gourmandise du veilleur, la provision
du matinal..." Ermé. Ermé... Gildo. Est-ce
possible? ? Ermenegildo ?... - Puis-je parler au major ? - Il s'est absenté, monsieur. Voulez-vous
laisser un message ? La secrétaire a déjà saisi
son bloc et son crayon. J'entrevois Gildo entre
deux portes. Il marque un temps d'arrêt et me
lance un regard lourd. - Inutile. Je reviendrai. - J'ignorais votre goût pour le scrabble,
dis-je au major. - Nous sommes trois et je soupçonne Gildo
des meilleures dispositions pour ce jeu. Cela
promet une belle partie. Allons,
détendez-vous Gildo. La soirée ne
fait que commencer et après cet excellent
repas, cela nous dégourdira l'esprit. En disposant le jeu sur la table, j'observe les
deux officiers engoncés dans leurs
uniformes. La partie commence. Le major joue vite.
Gildo aussi. - Pour un littéraire, il vous faut du
temps, plaisante le major. - Nous devrions fumer. Cela m'aiderait. Gildo sort un paquet de cigarettes. Je saute sur
l'occasion. - Attendez, j'ai quelques havanes dans la
boîte, sur le buffet, à votre gauche
Ermé ! Gildo attrape la boîte et la pose sur la
table. Nous y voilà. Il pâlit et ses
mains restent pétrifiées sur la
boîte. - Eh bien, Gildo, vous nous les donnez ces
cigares ? s'exclame le major. Absorbé par le
jeu, il n'a pas relevé. - Ce qui vous manque, c'est la concentration,
ajoute-t-il en coupant le bout de son havane. Le major vient d'entrer dans une terrible
colère. J'apprends qu'il s'est porté
lui-même à la tête d'une
équipe d'employés requis pour
démanteler l'épave. Gildo a disparu
et le major le retrouve sur place, à
quelques mètres de cet amoncellement de bois
qui ressemble à une cathédrale
disloquée. Sa fureur augmente à
chaque enjambée vers son ordonnance qui
regarde la mer d'un air absent et buté. Le
major tourne la tête brusquement. Les
employés sortent en courant de
l'épave, leurs mains et leurs mouchoirs
contre le visage. Le chef d'équipe barre la
route au major qui le repousse et entre dans
l'épave. - Les hommes ne veulent pas travailler
là-dedans. C'est une horreur, me lance-t-il
au passage. L'homme s'éloigne et je vois
vaciller le major. Il y a de quoi. Je viens
d'arriver derrière lui lorsqu'une odeur
d'abord douceâtre puis pestilentielle
à mesure que j'approche me cloue sur
place. - Ma parole ! murmure le major. Dans le fouillis de planches, par terre, sur les
parois de l'épave, partout, ondule un tapis
d'asticots d'où s'envolent en grondant
d'énormes essaims de mouches. Nous
ressortons en nous bouchant le nez. -Foutez-moi le feu à tout ça,
videz le réservoir de la jeep s'il le faut !
hurle-t-il à Gildo qui reste en face de nous
sans bouger. - Qu'est-ce que vous attendez pour obéir
aux ordres ? Gildo persiste dans son immobilité. - Vous aurez à répondre de votre
attitude, je peux vous l'assurer, souffle le major
avant de se retourner vers moi: "Quant à
vous, dans mon bureau dans un quart d'heure." - Mais... C'est l'heure du dîner... - Inutile, Gildo. Nous réglerons tout
cela demain. vous pouvez disposer. J'ai dit : vous
pouvez disposer ! Le visage fermé, le jeune officier
abandonne sa machine à écrire et
quitte la pièce. Un silence pesant
s'installe. - Par égards pour vous, cet entretien ne
sera consigné nulle part Il ne tient
qu'à vous de ... - Je n'ai rien à me reprocher et vous
seriez mieux inspiré de chercher du
côté de votre ordonnance, major. - L'inspiration, c'est votre affaire. Je suis
quant à moi plutôt porté vers
les faits : hier, vous vous êtes rendu en
ville. Vous avez d'abord fait halte chez le
dénommé Ange Consagude qui tient un
débit de boisson sur le front de mer. Vous
lui avez posé des questions. Après,
vous avez poussé la porte de l'hôtel
Solymar. Vous avez " convaincu " le portier de nuit
qui prenait son service de vous montrer des
registres qui remontent à une quarantaine
d'années. Cela vous a pris une bonne partie
de la soirée, mais vous avez trouvé
ce que vous cherchiez... - J'ai trouvé " qui " je cherchais. - J'ai apprécié votre façon
de piéger Gildo l'autre soir, pendant le
scrabble. Très frais, vraiment. Mais je
tiens à vous rappeler que c'est moi qui
mène l'enquête. J'ai suivi le
même chemin que vous : Ange Consagude et les
registres de l'hôtel. J'ai noté les
deux noms, mais cela ne tient pas. - C'est ce qui m'a poussé à ne pas
vous parler de ma découverte. - Pourtant, vous êtes
persuadé... - Oui, major. - Alors, expliquez-moi comment Gildo, mon
ordonnance, du haut de ses trente ans, aurait-il pu
conter fleurette il y a une quarantaine
d'années à la dénommée
Lorenz Alma aujourd' hui sexagénaire ! - Vous l'avez retrouvée ? - Je sais qu'une femme répondant au nom
d'Alma Lorenz, soixante-deux ans, vit aujourd'hui
à une trentaine de kilomètres d'ici,
à la résidence des Pins, une maison
de retraite. - L'avez-vous rencontrée ? - Vous plaisantez ! - La réalité et l'urgence des
mystères ne peuvent s'exprimer que par
énigmes... - C'est ridicule. Tout ceci est ridicule. - Puis-je disposer, major ? - Comment va-t-il aujourd'hui ? - Comme d'habitude. A chaque visite à la résidence des
Pin, j'aurai désormais la même
réponse. De temps en temps, je croiserai le
docteur dans les couloirs et dans le parc où
nous marchons un peu, le major et moi. " Il est
loin de nous, il a toujours été loin
de tout le monde. Seul l'uniforme pouvait le
maintenir en contact avec la réalité.
Après cet échec dans cette affaire
d'épave, il s'est effondré. " - Bonjour, major. Le journal. Vos cigarettes. Et
si je vous prêtais un livre ? Le major ne répond pas souvent à
mes questions. Difficile de capter son regard
vague. Il m'arrive de ne plus savoir quoi lui dire.
Pourtant, je continuerai de pousser la grille du
parc, de franchir le seuil de la résidence
des Pins. Par une absurde ironie du sort, le major
occupe la chambre d'Alma Lorenz. Alma Lorenz a
disparu. Un jeune officier est venu la chercher
pour faire quelques pas dans le parc, voici cinq ou
six ans. L'homme s'est présenté comme
son petit-fils et personne ne s'est
inquiété car l'uniforme inspire
confiance. Le soir, plus personne... Je me suis
bien gardé de dire ce que je croyais savoir.
Je n'ai pas envie de passer pour un fou et de finir
mes jours ici avec le major. Cette nuit, la mer gronde et le sommeil, je ne
sais plus ce que c'est. Alors, je tiens mon
journal. Un poème de temps à autres.
Ce matin, je longerai le front de mer dans cette
lumière d'été qui suffit
à la gloire des amoureux. J'irai prendre un
verre à la terrasse du bistro d'Ange
Consagude où je saluerai la jeune fille qui
s'occupe des churros. J'essaierai une fois de plus
d'imaginer Alma Lorenz à sa place, Alma
Lorenz dans sa pleine splendeur malgré
l'huile et le gras, Alma Lorenz impatiente de finir
sa journée pour aller rejoindre Ermenegildo
sur la plage ou à l'hôtel Solymar.
Peut-être réussirai-je un jour
à écrire leur histoire. Mais comment
? A quel temps conjuguer ce qui ignore le temps ?
Petite musique de la plage, étoffes,
fanions, voiles, papiers, cerfs-volants, couleurs
qui claquent en l'air dans
l'écume...Pourquoi lutter contre tout cela,
major ? Votre erreur, c'était cet acharnement
contre l'épave. Je vous revois toujours au
volant de la jeep. Vos bidons d'essence, votre
fureur. Seul. Sourd à mes appels. Vous me
reprochiez de ne pas tout vous dire, mais que dire
à qui ne veut rien entendre ? La vendeuse de
churros, en face de moi... Même elle, saurait
écouter cette histoire, un des souvenirs
enchantés qu'Alma Lorenz m'a raconté
une fois, sur la plage : Alma est toujours
fauchée. En plus des churros et des
ménages à l'hôtel, il lui
arrive de vendre des babioles aux estivants, sur le
marché. Un jour, elle prend le soleil avec
son jeune dieu. Il se lève, plonge dans les
vagues, disparaît un instant puis ressort de
l'eau et dépose dans les mains de la jeune
femme de petits cailloux lisses et translucides,
aux couleurs étonnantes. A la fin de la
journée, ils ont tant de petits cailloux
qu'ils en abandonnent une partie sur la plage. Les
plus beaux, ils en emportent une grande
quantité avec eux, dans des seaux en
plastique oubliés par les enfants qui jouent
dans le sable. Quelques jours après, les
cailloux rangés dans des boîtes
d'allumettes peintes en noir se vendent comme des
petits pains sur le marché, ce qui fait
beaucoup rire Ermé. Alma garde une
boîte pour elle, en souvenir. Nous voilà tous les deux, major. Vous,
suspendu au-dessus du gouffre depuis ce jour de
colère lorsque vous a saisi cette rage de
mettre le feu à l'épave. Moi,
témoin de l'indicible, de ce que même
vous, major, qui l'avez pourtant vécu, ne
pouvez ou ne voulez attester. Pensiez-vous vraiment qu'ils vous permettraient
de répandre l'essence ? Je tente de vous
dissuader, de vous convaincre de partir. Je
dévale la dune pour vous empêcher
d'approcher de l'épave. Et puis cette odeur
nous submerge. La délicieuse odeur de
pommier en fleur ou de narcisse qui, diluée
dans la blondeur du jour, nous charme autant
qu'elle peut nous étourdir, voire nous
écoeurer si elle se concentre trop. Nous
respirons mal. Nous titubons. Nous voici
privés de nos mouvements. Un vent
brûlant soulève des tourbillons de
pollen et nous aveugle de pétales, de
graines soyeuses et de papillons
affolés. Près de l'épave, Alma Lorenz au
bras de Gildo. Gildo parle avec une fille en
haillons et un homme en smoking, le col de chemise
de travers et le plastron défraîchi,
comme au retour matinal d'une nuit d'alcool. Gildo et l'homme s'approchent de vous, major.
L'homme s'empare de votre arme de service et la
dispose dans votre main. Vous approchez le canon de
votre tempe.Gildo hésite: - Devrons-nous toujours détruire ce que
nous créons ? L'homme répond : - Crois-tu qu'il se prive de détruire ce
que nous créons? S'il pouvait parler
maintenant, il te dirait que c'est dans l'ordre des
choses. Mais l'ordre, c'est notre affaire. - Il lutte pour une cohérence ... - Nous nous battons tous contre un ennemi
énigmatique, quelque chose de
ténébreux, d'informe, qui nous
réveille la nuit pour aliéner notre
sommeil et qui nous endort le jour dans une
dangereuse somnolence pour nous priver de nos
rêves fondateurs. " Je supplie Gildo du regard. Gildo insiste
auprès de l'homme qui vient de parler : - Le poète nous demande d'épargner
cet officier. L'homme hausse les épaules,
indifférent : - S'il intercède en sa faveur... Tu n'as
qu'à décider. Après tout,
c'est toi qui a déclenché tout cela
en t'amourachant de cette femme. Mais je te
préviens, tu ne rends pas service à
ce militaire. Il finira sa vie dans la
mélancolie. La fille en haillons vous reprend le revolver et
le laisse choir dans le sable avant de fouiller
dans mes poches. Elle s'empare du petit morceau
d'épave que vous m'aviez laissé et de
la boîte de cailloux que je n'avais pas
mentionnée dans ma déposition. L'homme vérifie une dernière fois
autour de lui : - As-tu récupéré ton bien,
Erménégildo ? - Oui. -Alors, ne traînons pas ici. Ces temps
nous sont hostiles. Et ils disparaissent tous dans
l'épave. éditions
Orage-Lagune-Express, pochette, 1998 Nouvelle J'ai pris mon petit déjeuner
dans les velours pourpres et les vieux
cuivres du café Dante. Un rayon de
soleil ricoche sur une façade
Renaissance et tranche un gros bloc de
pénombre. En jaillit un rideau de
fumée et, derrière, un
vieillard sec en costume noir qui rallume
sans cesse un Toscane tout tordu. Il n'a
que cela à faire et il prend tout
son temps. Un autre éclat de soleil
vient buter contre le verre d'eau
fraîche qui accompagne la mousse de
mon cappuccino. Les petits pains roulent
dans leur corbeille comme des fruits d'or.
J'allume un Rey del mundo, j'avale une
grappa et je plonge, ébloui dans
mon matin, glorieux d'errance et
d'oisiveté. Dans quelques instants, le café
Dante s'éloignera dans le temps
alors que je m'approcherai de la place aux
herbes. Sur la piazza dei Signori, Dante
perdra encore sa dignité, à
deux pas du café qui porte son nom,
chaque fois qu'un pigeon secouera sur le
sommet de son crâne de pierre ses
ailes pataudes en roulant son petit oeil
féroce. Je prendrai un soin tout particulier
à me rappeler que le café
Dante est de ces lieux où quelque
chose d'extraordinaire a plus de chance de
vous arriver qu'ailleurs. De toute
façon, si rien ne se passe alors
que vous y sirotez un verre de Frascati,
c'est tout simplement parce que votre
présence dans ses miroirs sera
peut-être à elle seule un des
épisodes décisifs de votre
existence ou, du moins, de votre vie
intérieure. J'ai savouré là-bas
chaque instant dans la conscience
immédiate de ce que Vérone
peut offrir : la capacité
d'identifier le bonheur au moment
où il survient et non après
coup, c'est-à-dire souvent trop
tard pour en jouir pleinement. A cette époque, rien
n'était vraiment
décidé pour moi, ce qui me
permettait de consacrer une grande partie
de mon temps à ce genre de
réflexions. Elles me donnaient en
outre un regard absent que l'on prenait
volontiers pour l'expression d'une
profonde activité intellectuelle.
En réalité, si l'on avait pu
lire dans la vague et permanente
rêverie qui me tenait lieu de
philosophie, ma devise se serait inscrite
en toutes lettres sur la première
page blanche d'un livre toujours remis
à plus tard : "l'homme heureux mange, boit et fume,
si possible à une terrasse de
café." éditions
Orage-Lagune-Express, 1997 Un poème en
prose, Jean Tardieu et Christian
Cottet-Emard à Meillonnas en
1991 Jean Tardieu Christian Cottet-Emard, dans quelles
circonstances avez-vous publié votre livre
"Jean Tardieu, un passant, un passeur"? Ce livre est né de deux rencontres avec
l'auteur du Fleuve caché, la première
en 1988 à l'initiative d'Alain Claude alors
directeur du centre culturel Louis Aragon d'Oyonnax
et la seconde en 1991 organisée par la revue
Le Croquant dirigée par Michel Cornaton. Connaissiez-vous déjà Tardieu
à cette époque ? J'ai découvert ses livres sur les bancs
du lycée, pendant les cours de maths ! Mais
jamais je n'aurais songé à
l'éventualité d'une rencontre. Cette
idée s'est précisée lorsque,
pour des raisons alimentaires, je suis entré
dans le journalisme. J'écrivais alors des
"papiers" sur les écrivains liés
à la région où
j'exerçais. Tardieu, natif de Saint-Germain
de Joux dans l'Ain, s'inscrivait naturellement dans
ma galerie de portraits. C'est pour rédiger ces articles que
vous lui avez rendu visite ? Pas du tout. C'est lui qui est venu. Je
terminais mes vacances d'été en
juillet 1988 lorsque j'ai reçu un coup de
téléphone d'Alain Claude m'informant
de la venue de Jean Tardieu dans sa maison natale
à Saint-Germain de Joux, tout près de
chez moi. J'ai chargé mon appareil photo et
sauté dans ma voiture. Je voulais recueillir
un entretien mais j'ai préféré
laisser Tardieu tranquille dans son inventaire des
souvenirs. Je crois qu'il a apprécié
cette discrétion qui n'était en fait
qu'une certaine forme de timidité ! De plus,
il y avait aussi parmi nous Marcel Bisiaux qui
tenait durant ces années une chronique,
"Gastrosophie", dans la Quinzaine
Littéraire. J'étais quelque peu
impressionné ! Nous avons fait connaissance
et Tardieu, de très bonne humeur, m'a
laissé faire toutes les photos que je
voulais. Il s'agit d'ailleurs de celles qui
figurent dans le livre, à une ou deux
près. Et puis, trois ans plus tard, une nouvelle
rencontre ? Oui, en juin 1991, toujours dans l'Ain, mais
cette fois à Meillonnas chez Michel Cornaton
qui habitait la maison où vécut Roger
Vailland. Vous voyez, encore une histoire de maison
! Cette demeure était en outre, à
cette époque, le siège de la revue Le
Croquant. Cette fois, avec l'aide du poète
Paul Gravillon, j'ai enregistré un entretien
que j'ai publié d'abord dans la revue puis
dans le livre. Votre ouvrage se compose donc de ces
différentes contributions journalistiques
? En partie, mais revues et corrigées. J'ai
aussi ajouté plusieurs petits essais sans
oublier, bien-sûr, des textes inédits
de Tardieu. C'est après sa mort, en janvier
1995, que l'idée du livre s'est vraiment
imposée. L'ouvrage est aussi né d'une
colère... Une colère ? J'étais écoeuré par les
notices nécrologiques bâclées
qui émaillaient la presse locale. Quant
à la télévision, je
préfère ne pas en parler. Les
journaux (nationaux) et la radio ont mieux fait
leur travail. J'ai quant à moi envoyé
un texte d'hommage à Maurice Nadeau et Anne
Sarraute pour la Quinzaine Littéraire. C'est
après cette publication que l'idée du
livre a vraiment pris corps. D'emblée aux éditions de la
Bartavelle ? Oui. J'en avais parlé à
l'éditeur Eric Ballandras. Au départ,
je voulais me contenter d'un texte et de quelques
photos, mais Eric Ballandras ne voulait pas faire
une plaquette. Il voulait un livre pour sa
collection Essais. J'ai rédigé un
livre mais ce n'est pas vraiment un essai et encore
moins un livre savant. Disons qu'il s'agit d'un
livre d'amitié, un portrait
littéraire situant l'homme dans sa
région natale, le pays du "fleuve
caché" pour reprendre le titre du recueil le
plus connu de Jean Tardieu ; cette campagne entre
l'Ain et le Jura qui constitue le "lieu dit", de la
métaphore fondatrice de son oeuvre
poétique. Qu'est-ce qui vous séduit le plus dans
cette oeuvre ? Mon livre s'attache plus au poète qu'au
dramaturge. C'est donc sur ce plan que je vous
répondrai. La nature de son oeuvre, comme celle de l'homme,
est complexe. Il a joué des contraires. Dans
le privé, Tardieu était un homme
paisible, installé, qui vivait pourtant une
aventure poétique dont les étapes les
plus audacieuses l'ont mené jusqu'à
des confins que n'aurait pas négligé
Henri Michaux. En plus de la musique mystérieuse de sa
poésie, je suis fasciné par cette
permanente oscillation entre l'aspiration au
confort d'une vie bourgeoise et le désir
lancinant d'explorer les limites de notre
perception du monde. En cela, Tardieu est, je
crois, très proche de nombreux poètes
d'aujourd'hui qui ne se reconnaissent plus dans le
mythe du visionnaire maudit mais qui ne renoncent
pas pour autant à se risquer dans les
grandes largeurs, c'est-à-dire dans les
grandes questions qui se posent à l'homme
depuis les premiers âges. En homme de son
temps, Tardieu assume en plus l'héritage
d'un siècle, le sien, dont l'incroyable
accélération technique multiplie
encore la portée de ces questions. Mais ce n'est encore qu'une facette du
personnage. (extrait du livre paru aux éditions de
la Bartavelle). C.C.E : La lisibilité de la
poésie est-elle un problème
contemporain ? J.T : De tout temps, la poésie,
quand elle correspond vraiment à
l'élan authentique d'un poète,
paraît illisible. Ce n'est pas un
problème nouveau : il suffit de remonter
à Mallarmé et même à
Baudelaire, ce sont des exemples frappants. Certes,
pour Baudelaire, .,le rejet à eu des raisons
morales ou sociales mais déjà, dans
la poésie de Baudelaire, il y avait quelque
chose qui paraissait, sinon illisible, du moins
choquant pour le public. Avec Mallarmé,
cette difficulté s'accentue au point qu'il
paraît totalement incompréhensible
à la majorité des lecteurs. On ne
peut donc rien dire encore de tel pour les
contemporains car ce qui nous semble difficile
aujourd'hui sera peut-être beaucoup mieux
admis plus tard. Je ne crois pas à une
distinction formelle entre ce qui serait lisible et
ce qui serait illisible il faut déplacer un
peu la question. Il faut tenir compte du fait que
les conditions de lecture ou d'écoute de la
poésie sont différentes : les
médias, par exemple, forcent les artistes
à faire un effort vers un public plus large.
Je m'en suis aperçu récemment lors
d'une mise en théâtre de certains de
mes textes à Cambridge et à Londres ;
automatiquement, on a choisi ceux qui avaient une
forme dialoguée et qui pouvaient être
compris plus facilement , les autres auraient
difficilement franchi "le mur du son" C.C.E : Quels textes avez-vous
sélectionnés? J.T : On a choisi dans Monsieur Monsieur,
la saga d'un personnage imaginaire, où le
spectaculaire était déjà dans
texte. Je suis attristé, à ce propos,
que certains me considèrent comme un
poète de second rang sous prétexte
que mes poèmes sont lisibles ! S'ils
regardaient de plus près, ils verraient que,
dans beaucoup de mes recueils, il y a un
mélange. C.C.E : Est-ce délibéré
? J.T : Pas vraiment. C'est plutôt
que je considère que la poésie doit
avoir plusieurs moyens d'accès, aussi bien
visuels que sonores, aussi bien dans une lecture
solitaire que dans une lecture grand-public. Il
s'agit, en fait, d'une extension des
possibilités d'accès qui m'a permis
d'aller plus loin, jusqu'aux poèmes
dialogués et même jusqu'aux
poèmes à jouer : pour moi, ce sont
toujours des poèmes. C.C.E : Si l'on précise la question de
la lisibilité, on peut dire que la
poésie a commencé à souffrir
quand on s'est attaqué au sens : une coupure
s'est alors faite avec le public. J.T : Il faut un temps de
mûrissement entre l'artiste et le public : si
le poète cherchait directement à
faire facile, ce serait désastreux car le
poème perdrait toute vérité,
il deviendrait artificiel. Le mot "vulgarisation"
vient tout de suite à l'esprit, dans tous
les sens ! C.C.E : On assiste depuis longtemps à
un autre divorce, entre la science et la religion.
Ne pensez-vous pas que la poésie pourrait
les réconcilier, du moins permettre une
connaissance moins étriquée ? J.T : C'est une question qui est en lien
avec les précédentes car le langage
scientifique est précisément un
langage qui ne peut pas être compris du grand
public. Cela n'aurait aucun sens de vouloir
exprimer une recherche mathématique ou en
physique nucléaire dans un vocabulaire
accessible à tous . La religion, c'est
différent. J'ai été
élevé sans religion : mon père
était libre penseur, pas du tout sectaire
d'ailleurs. Il m'avait dit "Si plus tard, tu veux
devenir catholique, ce n'est pas moi qui m'y
opposerais, tu seras même plus libre parce
que tu n'auras aucune
prédétermination marquée." De
fait, il y a eu là une place vide : la
poésie s'y est engouffrée. Elle s'y
est introduite, non pas comme une réponse,
mais comme un appel, quelque chose comme une
évidence, l'évidence d'un monde
étrange, incompréhensible. J'admire
les gens qui ont des convictions qui leur
permettent de vivre de façon supportable
face aux grandes questions qui se posent à
l'homme. En ce qui me concerne, la poésie
m'a permis de chercher une réponse
comparable à ce que peut atteindre la
religion, en Orient ou en Occident, au-delà
de la raison discursive. C.C.E :La poésie serait donc une
possibilité de médiation ? J.T : Davantage encore : un retour
à des origines ou la possibilité de
reconstituer, forcément à l'aide
d'artifices, des origines tribales en retrouvant
les paroles et les gestes qui correspondaient
à un besoin d'explication du monde que tout
être humain a dû connaître
dès l'âge le plus
préhistorique. La poésie, alors,
n'était pas loin de la magie, de la
sorcellerie ou même de la religion, bref, de
tout ce qui échappe à une
définition scientifique. C.C.E : Dans votre oeuvre, on trouve toujours
une approche intellectuelle, bien-sûr, mais
aussi une approche très physique. Vous
parlez du geste d'écrire, du rythme, de la
couleur... J.T : Dans mes origines familiales, je
l'ai dit souvent, il y a la peinture et la musique,
mais il y a aussi chez moi la hantise, depuis
toujours, de rendre la poésie aussi physique
que possible. La recherche intellectuelle est,
évidemment, incluse là-dedans et l'on
aurait tort, même dans mes poèmes les
plus faciles d'accès, d'en rester au sens
immédiat. C.C.E : Il y a un double personnage chez vous
... J.T : En effet un enfant qui serait aussi un
vieillard, un vieillard qui serait aussi un enfant
! C.C.E : Nous parlions tout à l'heure
de musique : vous avez eu des rapports avec Pierre
Schaeffer à l'époque où il
faisait des recherches sur la musique
concrète... JT : Oui, mais ils n'étaient pas
d'ordre artistique. J'avais été
appelé à le remplacer pendant quelque
temps à la radio pendant qu'il en
était l'ambassadeur aux Etats-Unis, tout de
suite après la guerre : Je devais être
son successeur transitoire, il s'est trouvé
que cela s'est prolongé, mais je n'ai jamais
voulu me substituer à lui, je me suis
contenté d'accueillir des jeunes en leur
disant de faire ce qu'ils voulaient. Le "Studio
d'essai " de Pierre Schaeffer devenait ainsi un
Club d'essai ". C'était le début de
la radio, il y avait beaucoup de jeunes et je
n'avais pas d'autre envie que celle de leur
demander : qu'est-ce que vous avez envie de faire
? C.C.E : La musique concrète de
Schaeffer apportait une rupture comme Varèse
aujourd'hui, et l'ensemble de la musique
contemporaine, avec le public ... J.T : Je ne suis pas un musicien
professionnel et je ne voudrais pas dire de
bêtise mais j'aurais la même
réponse que pour la poésie : ce qui
paraît incompréhensible et même
choquant, lorsqu'une forme nouvelle apparaît,
finit par être accepté. On le voit
bien avec Debussy : au début, les gens
poussaient des c r i s , trouvaient sa musique
insupportable ! Même de grands musiciens
comme Saint-Saëns avec qui ma famille
était en relation : j'ai une lettre assez
amusante à ce propos où il se disait
excédé par Debussy ! C.C.E : Brahms, aussi, avait dit à
Mahler "votre musique est la fin de toute musique !
J.T : Oui, c'est ça ! C.C.E : Dans la peinture aussi ... J.T : Il y a une évolution qui
donne le sentiment d'un retour en arrière :
nous sommes dans une période difficile. Les
peintres eux-mêmes sont las de l'abstraction.
Le Surréalisme dépassait la
banalité du quotidien mais sans exclure les
figures, comme Max Ernst par exemple. C.C.E : Vous avez beaucoup écrit sur
lui ... JT : C'était un grand ami. C.C.E : Vous avez aussi beaucoup écrit
sur les autres. J.T : C'était la guerre et j'avais
besoin de retrouver, au moins par la mémoire
et l'imaginaire, ces grandes oeuvres qui avaient
été cachées, anciennes et
modernes, non en les commentant, mais en cherchant,
dans ma façon de penser ou d'écrire,
des équivalents poétiques de ce que j
'admirais. C'est ce que j'ai fait dans l' un de mes
premiers recueils qui s'intitulait Figures,
à partir des grandes oeuvres de Poussin ou
du Douanier Rousseau. Petit à petit, c'est
devenu chez moi une façon d'écrire
sur la peinture, dans une sorte de
mimétisme. C.C.E : D'une certaine manière, comme
René Char ? J.T : Oui, c'est ça. Après
la guerre, j'ai accentué cette recherche du
côté des peintres contemporains et je
n'ai presque plus écrit sur les grands
peintres du passé. C.C.E : C'est Ernst qui vous a le plus
inspiré ? J.T : C'était un être merveilleux !
Lumineux ! C.C.E : Vous avez noué plus de
rapports avec des peintres et des musiciens qu'avec
d'autres poètes... J.T : C'est vrai ! Mais j'ai été
aussi très proche de Ponge, Follain,
Jaccottet, Char, plus difficile à
fréquenter car il vivait retiré
à l'Isle-sur-Sorgue. C.C.E : Char, justement : que pensez-vous des
rapports de l'homme avec son oeuvre,
c'est-à-dire, plus
généralement, de la poésie
comme exercice spirituel, mais aussi comme
façon de vivre ? J.T : Certains y voient un monument
d'hermétisme, moi je ne trouve pas. Dans
cette concision aphoristique, il y a quelque chose
qui ne peut que mûrir et donner maintenant ou
plus tard quelque chose de comparable aux grandes
oeuvres classiques - Pascal, Chamfort, Joubert -
une façon de vivre, un prophétisme.
Cette poésie cessera de paraître
inaccessible. D'ailleurs, je suis convaincu que
l'on vivra de plus en plus en poésie : avec
l'effondrement des idéologies, il y a
désormais une place pour la poésie
comme ressource salvatrice, protectrice de
l'esprit. C.C.E : Quel regard global jetez-vous sur ce
siècle si agité ? J .T : On a dit que j'avais longé les
transformations poétiques et politiques de
ce siècle sans m'y mêler tout à
fait. Mon grand défaut, c'est de n'avoir pas
été " engagé". Mais je n'ai
pas été dégagé non plus
! C.C.E : Vous pensez que c'est davantage dans
la nature du poète que de prendre une
certaine distance ? J.T : L'exemple le prouve : si on
s'engage trop profondément dans un sens, on
est ensuite obligé de faire un revirement et
parfois des révisions
déchirantes. C.C.E : Dans Margeries, vous écrivez
des "textes de circonstances " qui, manifestement,
n'en sont pas ! Vous avez là un humour
sarcastique ... J.T : Un humour dans lequel on a voulu
m'enfermer. En fait, mon tempérament est
double : au fond, je suis très pessimiste,
à la fois attiré et fasciné
par tout ce qui est obscur, et en même temps
j'ai une certaine bonne humeur naturelle. Mais il y
a trop de gens qui mettent de côté le
tragique. Je ne renie pas une certaine
drôlerie, mais il ne faut pas la
séparer de sa part d'ombre: elles sont
tellement liées ! C.C.E : C'est un malentendu dont vous avez
souffert. J T : En effet ! Nous étions hier
à Ferney-Voltaire et je pensais aux rapports
entre l'humour et l'ironie. L'humour permet
d'exprimer une drôlerie alliée
à l'étrangeté même
terrifiante. C'est ce que Breton a fait : le
surréalisme réunit les deux. C.C.E :Dans votre vie de créateur,le
surréalisme a-t-il représenté
un verrou qui sautait ? J.T : Le surréalisme a eu, sur moi, une
influence durable mais pas systématique
même si je me suis senti très
proche. C.C.E : Et le christianisme, qui a
marqué plusieurs des grands poètes
contemporains ? J.T : Dans une société
chrétienne, l'image du Christ est toujours
une référence bouleversante, mais je
me sens plus proche d'une notion comme celle du
bouddhisme (encore faut-il être prudent
vis-à-vis de ce que nous croyons comprendre)
: une notion qui assimile à l'ignorance la
vision que nous avons du monde physique. Si l'on
veut aller au-delà, il faut faire
abstraction du cycle infernal dans lequel nous
sommes entraînés pour chercher un
au-delà qui est peut-être le
néant ou peut-être Dieu. C.C.E : Avez-vous connu, à
l'époque, des poètes philosophes ou
mystiques comme Lanza del Vasto ? J.T : Je l'ai connu très jeune, il
avait un ou deux ans de plus que moi, nous
étions ensemble au lycée Condorcet et
nous écrivions dans une revue de
lycéens qui s'appelait La sève
nouvelle. Lanza del Vasto nous paraissait
être le grand poète de
l'époque. Nous avions d i x - s e p t ,
dix-huit ans. Après, je l'ai perdu de vue.
Je l'ai retrouvé une fois au cours d'un
voyage en Toscane que mes parents m'avaient
offert. C.C.E : Dans son premier recueil, Le chiffre
des choses, il y avait à la fois cette
recherche métaphysique qui
caractérise votre poésie et une
recherche formelle, sans doute aujourd'hui dans une
impasse mais qui, chez vous, a su rester ouverte au
point qu'elle est toujours moderne. J.T : Il est sans doute injuste qu'on
s'intéresse moins, aujourd'hui, à ce
poète qui nous avait paru si impressionnant
: sa quête mystique était très
valable. C.C.E : Revenons au rôle du commentaire
et de ses rapports avec la création. J.T : Le commentaire fait partie de la
vie permanente d'une oeuvre :les poètes ne
seraient rien si l'on ne parlait pas d'eux avec
intelligence et avec amour. C.C.E : Votre propre création, comme
chez les grands artistes, intègre une
réflexion. Dans les grandes oeuvres, il n'y
a pas de différence de niveau. J.T : C'est le propre des artistes, en
effet, de poser les grands problèmes. C'est
l'oeuvre elle-même qui interroge... Vous pouvez lire un
extrait du livre sur le site "lieux-dit"
de Serge
Bonnery. éditions
Orage-Lagune-Express, 1995 poèmes éditions
Orage-Lagune-Express, 1988 prose éditions Germes
de Barbarie, 1985 poèmes De l' eau l'écho saisi de terre ni de ciel entre l'arbre et la chair l'arcane l'odorante en toi perçue de miel et de vitrail regard en chatoiement d'attente regard encore et non parole déjà te
dévoilant tout le chant de ma soif Plus l'eau frôlée la frissonnante plus ruisselle à plein regard ma flambée d'herbes Toutes rousseurs et
crépitances gorgent d'odeurs une soif de la soif
éditions
Orage-Lagune-Express, pochette Prose
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