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Le club des pantouflards

Nouveauté

éditions NYKTA, collection Petite Nuit, juin 2006, polar à Vaise

Le monde lisible

éditions Orage-Lagune-Express, 2004, poème en six promenades

Trois figures du Malin

éditions Orage-Lagune-Express 2004, nouvelles

Le grand variable (Aventures contemporaines)

Edition Editinter, mars 2002

La jeune fille A rapariga

éditions Orage-Lagune-Express, sept 2001, poème en édition bilingue, traduction portugaise de Suzana Marto, avec un collage de Bernard Deson

L'auteur

 Cette nouvelle a été publiée dans la revue Le Croquant n°25 (printemps - été 1999) et dans Une Anthologie de l'Imaginaire, arcane septième, collection Pour une fontaine de feu, aux éditions Rafael de Surtis, en 2001.

Alma s'en va

éditions Orage-Lagune-Express, 1998, nouvelle

Parenthèse au café Dante

éditions Orage-Lagune-Express, pochette, 1998,nouvelle

L'alerte joyeuse

éditions Orage-Lagune-Express, 1997, un poème en prose,

Jean Tardieu ,Un passant, un passeur

Un portrait et des photos inédites de Jean Tardieu dans un essai

Editions La Bartavelle, 1997

Le passant du grand large

éditions Orage-Lagune-Express, 1995,poèmes

L'inventaire des fétiches

éditions Orage-Lagune-Express, 1988,prose

Le congé du buveur

éditions Orage-Lagune-Express,, pochette, prose

 

 

 

 

 

Le club des pantouflards

éditions NYKTA, collection Petite Nuit, juin 2006

polar

Nouveauté

 

Premier cercle

(Six mois auparavant)

 

Quelque part dans les entrailles subtiles d'un ordinateur, le nom d'Effron Nuvem disparut d'un fichier. L'événement, aussi minuscule que silencieux, n'eut pas d'apparentes conséquences sur l'existence de chômeur de longue durée que menait Effron Nuvem. À force de voir rétrécir ses allocations, il avait perdu l'habitude de dépenser et parvenait à vivre, certes chichement, avec ce qu'il percevait encore. Et ce n'était pas plus son régime alimentaire (café au lait avec tartines matin et soir et sardines à l'huile à midi) que ses loisirs (lecture de livres de poche d'occasion acquis sur le marché) qui allaient mettre en péril ce budget de subsistance. Doté en outre par la nature d'un tempérament contemplatif, Effron Nuvem avait identifié sans peine ce qui valait vraiment d'être regardé donc vécu : le passage du vent et de la lumière dans le feuillage du tilleul sur lequel ouvrait sa fenêtre, les couleurs du ciel aux différents moments de la journée et, accessoirement, les déplacements de sa pulpeuse voisine qui éclatait d'un rire caverneux chaque fois qu'elle accédait à l'orgasme, seule ou accompagnée. Toujours puissant et soutenu, le phénomène ne manquait pas de se transmettre à travers les planchers et les murs fatigués du vieil immeuble. Ainsi s'écoulaient les jours économiquement faibles d'Effron Nuvem qui vivait dans l'ignorance de la disparition de son nom du fichier des demandeurs d'emploi immédiatement disponibles, disparition qu'il avait cependant provoqué lui-même en se déclarant prêt à accepter un travail à temps partiel lors de son dernier entretien avec un conseiller professionnel. C'est d'ailleurs après une de ces convocations à l'agence pour l'emploi qu'Effron Nuvem, en rentrant chez lui par le chemin du marché, se procura Les Âmes mortes de Nicolaï Gogol, livre de poche défraîchi qu'il paya cinquante centimes de la monnaie européenne. Deux rues plus loin et une volée d'escaliers plus haut, il verrouilla soigneusement la porte d'entrée de son appartement avant de poser un sachet en plastique blanc sur la table de la cuisine. Dans le rayon de soleil automnal qui s'étirait sur la table, il étala le contenu du sac : Les Âmes mortes de Nicolaï Gogol, une miche de pain et une boîte de sardines à l'huile portugaises Roses de France. Vers dix-huit heures, alors que le tilleul avait cessé depuis longtemps d'envoyer ses jeux d'ombre contre les murs de la cuisine, Effron Nuvem émergea d'une lourde sieste consécutive à l'abus de vin blanc qui avait accompagné les sardines à l'huile. Il décida de ressortir en ville dans l'espoir de digérer. Il faisait encore doux mais la blonde lumière de l'automne désertait les rues. Elle s'enfuyait par le haut des façades qu'elle dorait puis empourprait avant de se volatiliser dans le bleu froid du ciel où perlait déjà la lune. L'air se gorgea d'humidité et les érables citadins soufflèrent leur haleine légèrement moisie au visage d'Effron Nuvem. Craignant de s'enrhumer sous l'effet des brutales variations de température, il décida d'écourter sa promenade. Avant de rentrer, il tomba en arrêt devant la vitrine vieillote d'un marchand de chaussures qui promettait en lettres capitales : AUTHENTIQUES PANTOUFLES ARTISANALES.

Effron Nuvem se vit aussitôt transporté dans un monde de confort et de sécurité. Cette vision lui fut projetée à son insu par une vieille affiche publicitaire dont l'image traînait depuis des lustres dans un repli de son cerveau. Elle représentait un ours en peluche chaussé des fameuses pantoufles mais dans les rêves d'Effron Nuvem, l'ours avait la tête de son arrière-grand-père qu'il n'avait vu que sur des photos de famille et son arrière-grand-père avait eu un problème avec des pantoufles. L'histoire familiale rapportait que le brave homme, pour une raison aussi futile que mystérieuse, était sorti en pantoufles dans le jardin après une grosse averse. Il avait trébuché dans des flaques d'eau et, de retour dans la maison, il avait mis ses pantoufles à sécher dans le four de sa cuisinière et n'avait eu l'idée de les en extraire qu'après avoir humé une inquiétante odeur de brûlé. En une fraction de seconde, peut-être un peu moins, l'ours en peluche à tête d'arrière-grand-père venait de persuader Effron Nuvem de l'impérieuse nécessité d'acquérir les pantoufles artisanales. Puis-je vous aider, Monsieur ? Bonsoir Mademoiselle. Je voudrais me procurer les pantoufles artisanales signalées en vitrine mais je ne les vois nulle part. La vendeuse arbora une mine sérieuse et concentrée qu'elle accentua d'un solennel "un instant, je vous prie" avant de disparaître dans l'arrière-boutique. Elle revint en compagnie d'un homme d'âge mûr, corpulent, au visage rondouillard barré d'une fine moustache. Il examina Effron Nuvem avec intérêt et lui présenta une boîte en carton. Ses petites mains roses retirèrent le couvercle et les pantoufles apparurent dans un froissement de papier de soie. Du quarante-deux, naturellement, ronronna le bonhomme, et ses doigts boudinés saisirent avec délicatesse les pantoufles qu'il hissa à la hauteur de son visage luisant comme s'il présentait une pièce de collection à un amateur averti. C'est cela même, du quarante-deux, vous avez l'oeil, dit Effron Nuvem. Le visage grassouillet du marchand de chaussures se fendit d'un sourire qui réduisit sa moustache à une mince ligne noire. Une qualité splendide, roucoula-t-il en ouvrant ses lèvres charnues en cul de poule. Avez-vous une carte de fidélité ? Non ? Eh bien voilà. Inscrivez votre adresse. Bien. Voyons, voyons... Mais c'est à deux pas. Au plaisir, Monsieur. À peine sorti du magasin, Effron Nuvem se sentit coupable. L'ours en peluche à tête d'arrière-grand-père avait regagné sa caverne, laissant Effron Nuvem seul avec le remords d'une dépense exagérée. Le rideau de fer qui descendit sur la vitrine du chausseur lui indiqua qu'il était dix-neuf heures et trop tard pour se rétracter après cet achat inconsidéré. Vers vingt heures, il avala sans entrain son café au lait et ses tartines et s'endormit comme une brute sur le canapé. Il rêva qu'il marchait sous la pluie et qu'il avait les pieds trempés parce qu'il était sorti en pantoufles. Alors, il les mettait à sécher dans le four et ne pensait à les récupérer qu'après avoir été alerté par une odeur de brûlé. Il ouvrait la porte du four et constatait avec soulagement que les pantoufles étaient intactes à ceci près qu'au moment de les saisir, elles tombaient en poussière et la voisine éclatait de son rire caverneux. Maintenant, Effron Nuvem se réveillait en sursaut et tentait de faire la part du rêve et celle de la réalité. Il se trouvait sur son canapé, n'était pas sorti sous la pluie et les pantoufles ne se réduisaient pas en poussière. En revanche, un nouvel éclat de rire encore plus puissant que le précédent lui fit dresser les cheveux sur la tête. Deux ou trois répliques de moindre intensité se produisirent dans la journée puis une longue période de calme s'installa. L'automne était comme une cartouche d'imprimante dans laquelle il ne restait plus que du gris et dehors, Vaise ressemblait à une photo surexposée. Aux premières vagues de froid, Effron Nuvem apprécia le confort de ses pantoufles. Lorsqu'il n'était pas obligé de sortir, il les gardait toute la journée. Un jour, il oublia même de les quitter pour descendre faire une course et tomba sur le marchand de chaussures. Le bonhomme le salua avec beaucoup de déférence, ce qui l'étonna car depuis qu'il avait perdu son travail, Effron Nuvem avait expérimenté les regards qui se détournent et les amis qui changent de trottoir. "Il y aura des morts", avait prédit son chef en évoquant l'imminente restructuration de l'entreprise. Pour le chef comme pour beaucoup de gens, les chômeurs sont des morts, Effron Nuvem est chômeur, donc Effron Nuvem est mort.

 

 Notes de l'auteur :

- Dans la Divine comédie de Dante, l'Enfer se compose de neuf cercles concentriques.

- Dans les Âmes mortes de Nicolaï Gogol, l'escroc Tchitchikov fait commerce des âmes (le mot "âmes" désignant ici des serfs décédés mais, d'un point de vue administratif, considérés comme vivants).

 

Le monde lisible

éditions Orage-Lagune-Express, 2004

Poème en six promenades

 

Avec les arbres

 

La flaque d'eau toujours à la même place

sur la route forestière où la vieille voiture attend

n'est ni le miroir ni le contraire du monde,

juste une facette de ce diamant qu'on appelle la terre.

L'image, condamnée à refléter ce qui n'est pas,

se dissipe dans l'évidence des feuilles rendues à l'air blond.

Le grand vent patientera le temps de la colchique et de la campanule

et tout ce qui s'alourdissait de peurs et de chagrins indéchiffrables

s'unifie dans les instants d'accord entre la route et la rivière.

 

L'épicéa qui rafraîchit les pas de mes aïeux les moins connus

penche encore ses secrets sur les miens.

Autour de nous se courbe une apparente éternité,

un infini à nos mesures,

à celle des brins d'herbe.

Où est cachée l'horloge ?

Et qui a décidé dans l'espiègle automne

qu'aujourd'hui nous nous sentirions libres ?

 

Le fruit du jardin s'approche de la terre inconnue

comme tout ce qui semblait se tourner vers le ciel.

Des temps s'éloignent à la vitesse des astres

et le mystère, sous chacun de mes pas, ne me fait plus sourire.

Les seuls à me désaltérer encore de mes premiers regards

sont les arbres penchés sur mes sorties d'école,

tilleuls d'automne où passe la main du vent

comme dans des chevelures de jeunes filles,

hêtres et marronniers, vieux maîtres indulgents

qui dessinent un cercle de craie autour de mes erreurs.

En eux se concilient envol et pesanteur

et je n'étais pas né qu'ils me savaient déjà promis

à l'énigme de leur premier bourgeon.

 

La profonde étrangeté du ciel

où tombent les dernières corolles,

l'inexplicable joie qu'on prête au vol de l'éphèmère

dans l'ordre imprévisible des vents d'octobre,

au fond de la forêt la stupeur des naissances,

la lumière en cascades qui ne révèlent rien

que les couleurs des chiffres sur le tableau noir

mais toujours la fenêtre qui rend à l'écolier le monde lisible.

 

 

Trois figures du Malin

éditions Orage-Lagune-Express, 2004

Nouvelles

 

L'auteur

Pour ne pas ralentir mon allure, je ne me retournerai plus. C'est un peu comme suspendu dans le vide : mieux vaut ne pas regarder en bas pour continuer l'escalade. Je voudrais quitter plus vite ces quartiers trop animés où se condense en lourds panaches le souffle de centaines de bouches aux lèvres gercées par le froid. Je sais maintenant que la peur a un visage, celui, multiple, des foules anonymes noyées dans leur rumeur. Derrière ces faces, des intelligences étrangères en savent long sur moi, croisent des fichiers et poursuivent leurs enquêtes. Je sais aujourd'hui ce que signifie être atteint et c'est pire qu'être atteint d'une maladie. Oui, des gens que je ne connais pas savent qui je suis, d'où je viens et comment je vis alors que je l'ignore moi-même. Pour eux, mon passé, mon présent et peut-être mon futur sont déjà écrits. Ils n'ont plus qu'à lire ces conjugaisons auxquelles se résume, pour eux, mon existence et à en tirer les conclusions. Ils peuvent même se payer le luxe, à travers moi, d'une autre vie, plus aventureuse, plus palpitante que la leur, moins insignifiante que celle qu'ils mènent dans une banalité et un confort à jamais inaccessibles à ma condition.

Quelle est ma condition ? Marcher. Marcher sans relâche dans les rues sans joies d'une petite ville industrielle dont j'ignore tout et qui est pourtant la mienne. Arpenter des quartiers de fabriques familiales abandonnées, imprimer mon ombre sur de vieilles enseignes peintes à même les murs d'anciens troquets où ont fini d'échouer mille destins détruits par le travail d'usine, traverser au crépuscule un parc au kiosque à musique silencieux, longer un vieux boulevard sacrifié au stationnement, marcher, toujours marcher sans même courir car cela relèverait du plus inutile affolement.

Mon instinct me le dicte, le rythme rapide mais surtout régulier de mon pas peut me soustraire à la diabolique emprise à laquelle je tente d'échapper, cette force qui m'empoigne et qui, de jour comme de nuit, m'enlève ou me pose où elle veut sans que je comprenne pourquoi. Mais le plus effrayant ne réside pas dans l'ignorance où je me trouve de mon propre destin. Qui a jamais su ce qui l'attendait ? Toute l'horreur de ma condition se construit dans la toile d'araignée qui se tisse autour de moi sous la forme d'informations qui me concernent mais dont j'ignore jusqu'à la plus anecdotique. Voilà pourquoi je n'ai pas trouvé d'autre solution que ces absurdes pérégrinations pour essayer de me soustraire à cette menace que je ne peux même pas nommer.

Qui est contre moi ? Qui est dans mon camp ? Je ne saurais le dire. Malgré le caractère méfiant dont m'a doté mon créateur, je suis dans une telle impasse que je dois accepter sans réserve toute aide qu'on pourrait m'apporter. Que dois-je attendre de ce rendez-vous au café du chemin de fer ? En effleurant la vitrine déjà poussiéreuse d'une agence de voyage en faillite, j'ai sursauté quand l'éclairage public s'est déclenché. Mon reflet m'est apparu, presque sans contours, moins net que l'ombre massive de mon lourd manteau d'hiver. Dans la poche, ma main ne se décrispe pas autour de la crosse de ce malheureux 6,35 qui peut toujours m'être utile à bout portant, tout à l'heure au café, assis en face de cet homme, un dénommé Preben Mhorn. Je ne sais pas à quoi il ressemble et aucun signe de reconnaissance n'a été prévu. Je n'ai qu'à entrer par la porte vitrée et m'asseoir, et peut-être me jeter dans les mâchoires du piège. De toute façon, je dois m'en remettre à lui.

Me voilà devant un vin chaud. Cette fois, les miroirs du café me renvoient l'image de mon visage. Dehors, le halo d'une enseigne ébréchée me révèle une bruine qui a déjà détrempé les rares autos garées en ces parages. L'horloge de la gare s'allume, blafarde comme une lune de papier mâché. Toute la salle embuée luit de mauvais regards. Un homme engoncé dans un caban s'est assis à ma table. Il fume un cigare puant. Je fixe son regard avec terreur, le doigt sur la détente dans la poche de mon manteau. "Mhorn. Voici les papiers." De mon autre main, je prends l'enveloppe d'où surgira ma nouvelle identité. Cet homme est là pour m'aider mais comment m'a-t-il identifié ? Rien à faire, je suis toujours sous l'emprise, le cauchemar continue. Mhorn se lève brusquement. Sous la table, d'une impulsion de mon bras, le canon du 6,35 suit aussitôt son mouvement. Le vin chaud se répand autour du verre brisé. "Pas la peine de s'énerver. L'autorail part dans cinq minutes. Il y a un billet dans l'enveloppe, avec le reste. Ne traînez pas et n'oubliez pas de composter."

L'autorail gronde dans le crachin, sous les lueurs vert-de-grisées du quai. Une fois blotti derrière la vitre grasse au milieu des sièges vides, je pourrai découvrir mon nouveau nom dans l'enveloppe. J'ai tant rêvé à cet instant sans y croire, à cette nouvelle naissance... Le composteur claque sur mon billet. Bientôt un coup de sifflet sur le quai et puis, peut-être, la chance d'un nouveau départ vers de vierges horizons... Mais dans cette ville étroite, un seul nuage suffit à retarder le jour et il ne faudra pas plus de dix personnes sous leurs parapluies pour provoquer la bousculade d'une foule autour du marchepied de l'autorail. Dans quelques secondes, la rame qui assure la correspondance viendra s'immobiliser juste à côté, le temps d'un échange de voyageurs. La voici, dans ses grincements de ferraille, déserte à cette heure tardive. Mais non. Cet homme en imperméable qui en descend, l'oeil fouineur et menaçant... Son parapluie noir s'ouvre d'un claquement mat sur sa tête et je me pétrifie d'épouvante lorsque la puissance maléfique de son regard se plante dans mes yeux écarquillés.

C'est lui, encore lui dans la nuit, dans mes ténèbres éternelles, dans mon enfer d'incertitudes sans fin, lui, l'ordure, le pervers, le maître démoniaque de ma vie, l'auteur.

 

 

Cette nouvelle a été publiée dans la revue Le Croquant n°25 (printemps - été 1999) et dans Une Anthologie de l'Imaginaire, arcane septième, collection Pour une fontaine de feu, aux éditions Rafael de Surtis.

 

 

LE GRAND VARIABLE

(Aventures contemporaines)

Edition Editinter, mars 2002

 

Tout à l'allégresse de mon anonymat retrouvé, j'allais par de grands parcs, semés ici et là de chaises désertes, où débordaient des rivières aux noms d'anges.

La bonne odeur de première neige tressée au parfum de sapin bleu charmait ma filature.

Une femme aux cheveux couleur de belladone se dérobait au gré du train des saisons. Elle voyageait vite, au rythme élégant des passagères sans soucis.

Je retrouvais moi aussi l'élégance des kiosques et des halos de lampadaires dans mon manteau de beaux soirs. Squares et jardins sous l'éclairage public s'enroulaient en colliers au cou mat de l'hiver. La gare donnait au fond de sa pendule.

Encore et encore des arbres et des guirlandes et cette joie dédiée au silence des rues.

J'avais perdu ma voyageuse et je longeais le quai où fumait un autorail huileux appelé Picasso.

C'était fini et il fallait rentrer boire un vin chaud citron cannelle à la brasserie du chemin de fer, s'enfoncer un peu plus encore dans l'eau croupie des miroirs.

C'était loin et il fallait sortir de soi pour mesurer l'horizon d'une passante.

Fin provisoire de filature.

La jeune fille

A rapariga

Editions Orage-Lagune-Express, sept 2001, poème en édition bilingue, traduction portugaise de Suzana Marto, avec un collage de Bernard Deson

 

Quand des tâcherons hostiles

travaillent mon ombre à la feuille de plomb,

 

j'appelle,

 

derrière le drap du jour,

la jeune fille qui garde le monde.

Quando empreiteiros hostis

trabalham a minha sombra em folha de chumbo,

 

eu chamo,

 

atrás do lençol do dia,

a rapariga que guarda o mundo.

 

La jeune fille

 

 

Dans le sommeil des arbres

marche la jeune fille.

 

La langue ancienne en sa mémoire

lui ouvre les chemins que seul créera son pas

vers des lointains crédibles.

 

Autour de sa lecture,

l'été tourne en habit de sources.

 

La pierre usée des siècles

consent à son épaule et les érables

au temps compté

oublient l'heure sur son ombre.

 

L'instant lui est une saison,

le raisin un passant et le vin un farceur,

l'anémone une étoile et le ciel un matin.

 

A rapariga

 

 

No sono das árvores

anda a rapariga.

 

A língua antiga em sua memória

abre- Ihe os caminhos que só criará o seu passo

para os acreditáveis longes.

 

Em volta à sua leitura,

o verão rodea em fato de fontes.

 

A pedra gasta dos séculos

aceita o seu ombro e os àceres

ao tempo contado

esquecem a hora sobre à sua sombra.

 

O instante Ihe é uma estação,

a uva um transeunte e o vinho um farsista,

a anémona uma estrela e o céu uma manhã.

 

Jeune fille à l'arbre

 

 

L'arbre de mes jours

a les gestes du vent.

 

L'arbre de mes nuits

a le timbre des pluies

 

et l'arbre de mes songes

l'air d'une jeune fille.

 

 

Rapariga à ávore.

 

 

A árvore dos meus dias

tem os gestos do vento.

 

A árvore das minhas noites

tem o ruido das chuvas.

 

A árvore dos meus sonhos

o aparência duma rapariga.

 

 

Attention,

 

 

ami distrait de la dernière averse,

 

l'arbre où s'endort la jeune fille

est la demeure de la foudre.

 

Cuidado,

 

 

amigo distraído pelo último aguaceiro,

 

a árvore onde adormece a rapariga

é a morada dos trovões.

 

Dédicace

 

 

La source ne ment pas,

la forêt se rappelle,

le fleuve tient parole

et la mer est le temps.

 

C'est pour la jeune fille.

 

Dedicatória

 

 

A nascente não mente,

a floresta recorda-se,

o rio cumpre palavra

e o mar é o tempo.

 

É para a rapariga.

 

L'essentiel

 

 

Ce que je sais du monde

après un tour de terre ?

 

L'arbre et la jeune fille.

 

 

O essencial

 

 

O que eu conheço do mundo

depois duma volta à Terra ?

 

A árvore e a rapariga.

 

 

Départ

 

 

L'absence

de la jeune fille

désole

le paysage.

 

Partida

 

 

A ausência

da rapariga

desola

a paisagem.

 

Jeune fille...

 

 

à l'eau de comète

au ciel d'avril

au premier merle

aux aguets d'arbre

aux frissons d'herbe

au pas de chat

au sourire à clefs

au passant réveillé

 

jeune fille,

 

salut !

 

Rapariga...

 

 

à água de cometa

ao céu de Abril

ao primeiro melro

à espreita de árvore

aos arrepios de erva

ao passo de gato

ao sorriso chave

ao transeunte despertado

 

rapariga,

 

cumprimentos !

 

Ordre du jour

 

 

 

Hors de son lit,

la rivière emporte le souvenir d'un jeu d'enfants :

une petite salamandre brûle doucement

sur la berge au milieu d'un feu d'herbe.

 

Le journal rend compte

des crimes de la veille,

du désordre et des aventures

misérables du jour.

 

Un avion et un drôle de nuage

volent le ciel d'une fillette

qui a peur de rentrer

dans son pays.

 

Le dimanche menace.

Du mouvement de tes chevilles,

le long d'un jardin entre des maisons,

tu me remets le jour en place :

 

la rivière dans son lit,

la salamandre sous les herbes,

le journal dans le feu

et le ciel dans la fillette.

 

 

L'inventaire des fétiches (1988)
 

 

 

Ordem do dia

 

 

 

Fora do seu leito,

a ribeira leva a lembrança dum jogo de crianças :

uma pequena salamandra arde devagar

na margem no meio dum fogo de erva.

 

O jornal relata

os crimes da véspera,

a desordem e as aventuras

miseráveis do dia.

 

Um avião e uma estranha nuvem

roubam o céu duma menina

que tem medo de regressar

ao seu país.

 

O Domingo ameaça.

Do movimento dos teus tornozelos

ao longo dum jardim no meio das casas

colocas-me o dia direito :

 

a ribeira no seu leito,

a salamandra debaixo das ervas,

o jornal no fogo

e o céu na menina.

 

 

 

 Romaines

 

 

En ce jour de grand soleil, mon ombre danse autour de moi, au seuil de la Villa Médicis.

Les chaussures des passants sur les marches du grand escalier martèlent un air connu de moi seul.

Je laisse mon orchestre intérieur organiser librement cette musique lorsque, dans une éblouissante clarté, mon ombre disparaît dans un envol de jeunes filles qui crient toutes : "Balthasar ! Balthasar ! Ohé, Balthasar !"

 

Romanas

 

 

Neste dia à torreira do sol, a minha sombra dança em volta de mim, no limiar da Villa Medicis.

Os sapatos dos transeuntes nos degraus da grande escada martelam uma moda só conhecida de mim.

Deixo a minha orquestra interior organizar livremente esta música quando, numa claridade deslumbrante, a minha sombra desaparece num levantamento de raparigas que gritam todas juntas : "Baltazar ! Baltazar ! Olá, Baltazar !"

 

Le Grand variable (1999)

 

L'auteur

 Cette nouvelle a été publiée dans la revue Le Croquant n°25 (printemps - été 1999) et dans Une Anthologie de l'Imaginaire, arcane septième, collection Pour une fontaine de feu, aux éditions Rafael de Surtis, en 2001.

Nouvelle

 

Pour ne pas ralentir mon allure, je ne me retournerai plus. C'est un peu comme suspendu dans le vide : mieux vaut ne pas regarder en bas pour continuer l'escalade. Je voudrais quitter plus vite ces quartiers trop animés où se condense en lourds panaches le souffle de centaines de bouches aux lèvres gercées par le froid. Je sais maintenant que la peur a un visage, celui, multiple, des foules anonymes noyées dans leur rumeur. Derrière ces faces, des intelligences étrangères en savent long sur moi, croisent des fichiers et poursuivent leurs enquêtes. Je sais aujourd'hui ce que signifie être atteint et c'est pire qu'être atteint d'une maladie. Oui, des gens que je ne connais pas savent qui je suis, d'où je viens et comment je vis alors que je l'ignore moi-même. Pour eux, mon passé, mon présent et peut-être mon futur sont déjà écrits. Ils n'ont plus qu'à lire ces conjugaisons auxquelles se résume, pour eux, mon existence et à en tirer les conclusions. Ils peuvent même se payer le luxe, à travers moi, d'une autre vie, plus aventureuse, plus palpitante que la leur, moins insignifiante que celle qu'ils mènent dans une banalité et un confort à jamais inaccessibles à ma condition.

Quelle est ma condition ? Marcher. Marcher sans relâche dans les rues sans joies d'une petite ville industrielle dont j'ignore tout et qui est pourtant la mienne. Arpenter des quartiers de fabriques familiales abandonnées, imprimer mon ombre sur de vieilles enseignes peintes à même les murs d'anciens troquets où ont fini d'échouer mille destins détruits par le travail d'usine, traverser au crépuscule un parc au kiosque à musique silencieux, longer un vieux boulevard sacrifié au stationnement, marcher, toujours marcher sans même courir car cela relèverait du plus inutile affolement.

Mon instinct me le dicte, le rythme rapide mais surtout régulier de mon pas peut me soustraire à la diabolique emprise à laquelle je tente d'échapper, cette force qui m'empoigne et qui, de jour comme de nuit, m'enlève ou me pose où elle veut sans que je comprenne pourquoi. Mais le plus effrayant ne réside pas dans l'ignorance où je me trouve de mon propre destin. Qui a jamais su ce qui l'attendait ? Toute l'horreur de ma condition se construit dans la toile d'araignée qui se tisse autour de moi sous la forme d'informations qui me concernent mais dont j'ignore jusqu'à la plus anecdotique. Voilà pourquoi je n'ai pas trouvé d'autre solution que ces absurdes pérégrinations pour essayer de me soustraire à cette menace que je ne peux même pas nommer.

Qui est contre moi ? Qui est dans mon camp ? Je ne saurais le dire. Malgré le caractère méfiant dont m'a doté mon créateur, je suis dans une telle impasse que je dois accepter sans réserve toute aide qu'on pourrait m'apporter. Que dois-je attendre de ce rendez-vous au café du chemin de fer ? En effleurant la vitrine déjà poussiéreuse d'une agence de voyage en faillite, j'ai sursauté quand l'éclairage public s'est déclenché. Mon reflet m'est apparu, presque sans contours, moins net que l'ombre massive de mon lourd manteau d'hiver. Dans la poche, ma main ne se décrispe pas autour de la crosse de ce malheureux 6,35 qui peut toujours m'être utile à bout portant, tout à l'heure au café, assis en face de cet homme, un dénommé Preben Mhorn. Je ne sais pas à quoi il ressemble et aucun signe de reconnaissance n'a été prévu. Je n'ai qu'à entrer par la porte vitrée et m'asseoir, et peut-être me jeter dans les mâchoires du piège. De toute façon, je dois m'en remettre à lui.

Me voilà devant un vin chaud. Cette fois, les miroirs du café me renvoient l'image de mon visage. Dehors, le halo d'une enseigne ébréchée me révèle une bruine qui a déjà détrempé les rares autos garées en ces parages. L'horloge de la gare s'allume, blafarde comme une lune de papier mâché. Toute la salle embuée luit de mauvais regards. Un homme engoncé dans un caban s'est assis à ma table. Il fume un cigare puant. Je fixe son regard avec terreur, le doigt sur la détente dans la poche de mon manteau. "Mhorn. Voici les papiers." De mon autre main, je prends l'enveloppe d'où surgira ma nouvelle identité. Cet homme est là pour m'aider mais comment m'a-t-il identifié ? Rien à faire, je suis toujours sous l'emprise, le cauchemar continue. Mhorn se lève brusquement. Sous la table, d'une impulsion de mon bras, le canon du 6,35 suit aussitôt son mouvement. Le vin chaud se répand autour du verre brisé. "Pas la peine de s'énerver. L'autorail part dans cinq minutes. Il y a un billet dans l'enveloppe, avec le reste. Ne traînez pas et n'oubliez pas de composter."

L'autorail gronde dans le crachin, sous les lueurs vert-de-grisées du quai. Une fois blotti derrière la vitre grasse au milieu des sièges vides, je pourrai découvrir mon nouveau nom dans l'enveloppe. J'ai tant rêvé à cet instant sans y croire, à cette nouvelle naissance... Le composteur claque sur mon billet. Bientôt un coup de sifflet sur le quai et puis, peut-être, la chance d'un nouveau départ vers de vierges horizons... Mais dans cette ville étroite, un seul nuage suffit à retarder le jour et il ne faudra pas plus de dix personnes sous leurs parapluies pour provoquer la bousculade d'une foule autour du marchepied de l'autorail. Dans quelques secondes, la rame qui assure la correspondance viendra s'immobiliser juste à côté, le temps d'un échange de voyageurs. La voici, dans ses grincements de ferraille, déserte à cette heure tardive. Mais non. Cet homme en imperméable qui en descend, l'oeil fouineur et menaçant... Son parapluie noir s'ouvre d'un claquement mat sur sa tête et je me pétrifie d'épouvante lorsque la puissance maléfique de son regard se plante dans mes yeux écarquillés.

C'est lui, encore lui dans la nuit, dans mes ténèbres éternelles, dans mon enfer d'incertitudes sans fin, lui, l'ordure, le pervers, le maître démoniaque de ma vie, l'auteur.

 

Alma s'en va

éditions Orage-Lagune-Express, 1998

Nouvelle

 

 

- Je ne me souviens de rien d'autres, répondis-je au major qui arpentait les abords de l'épave encore odorante de mer. Ses bottes crissaient dans le sable encore vierge de toute trace à cette heure matinale, hormis celles de la jeep où attendaient deux soldats. L'un écrivait sur un calepin et l'autre scrutait la mer.

- Mon ordonnance va vous raccompagner, proposa le major. J'ai encore à faire ici.

Les yeux du soldat glissèrent de la mer vers les miens. Je compris tout de suite qu'il savait que j'avais pris quelque chose dans l'épave et que je n'en avais rien dit au major.

- Je préfère rentrer à pied car me lever tôt me donne mal à la tête.

 

 

- Reprenons votre déposition, voulez-vous ? Vous avez déclaré : "j'ai été réveillé dans la nuit par un bruit qui semblait venir de la plage. J'ai eu du mal à me rendormir."

- Oui.

- Vous n'êtes pas allé voir ?

- Si, après.

- Après avoir été réveillé ?

- Oui.

-Je reprends la suite de votre déposition. Vous dites : "j'avais réussi à retrouver un peu le sommeil lorsque la chambre s'est emplie d'une drôle d'odeur, à peine perceptible, inhabituelle, mais tenace." c'est à ce moment que vous êtes allé voir?

- Oui, je me suis levé. J'ai d'abord cru que je rêvais.

- Vous rêvez à des odeurs ?

- Souvent.

- Moi, cela ne m'est jamais arrivé. Je vois des images mais je ne sens jamais rien.

Le major s'approcha de la fenêtre et regarda dehors. Il se tut un moment et alluma une cigarette. Il était las, indifférent, et cette histoire l'ennuyait. Seule la fumée l'intéressait, et le vide reposant où elle s'en allait.

- Cette odeur, essayez de me la décrire un peu plus ; "plutôt agréable", dites-vous.

- Oui. Comme le parfum d'un arbre en fleur.

- Nous sommes en plein hiver, coupa sèchement le major. Oui? Gildo ? Qu'est-ce qui vous arrive?

L'ordonnance s'était arrêté de taper à la machine. Son regard se planta un court instant dans le mien et m'inspira un profond malaise.

- Allons, cessez de rêvasser et notez !

Le crépitement de la machine à écrire reprit.

- Vous avez rêvé. Vous êtes un poète et vous rêvez de fleurs en plein hiver, c'est normal...

Sur ces mots, le major alluma une deuxième cigarette.

- Peut-on savoir ce qui vous amuse ?

- Les poètes qui rêvent de fleurs en plein hiver, ne puis-je m'empêcher de répondre au major.

- Bien. Bien, bien... Ce sera tout pour aujourd'hui. Gildo, raccompagnez monsieur.

L'ordonnance m'ouvrit la porte. Je ne pus soutenir son regard dans lequel je lisais : "je ne suis pas dupe ..."

 

 

 

- Du café, major ?

- Merci. Pardonnez cette visite matinale, mais j'avais besoin de me dégourdir les jambes. J'ai marché dans la pinède et je me suis retrouvé chez vous. Votre maison est la dernière avant la dune.

- Oui. Un jour,le sable entrera par la cheminée ! Après, c'est la plage.

- J'espère ne pas vous avoir réveillé.

- Non. Je venais de prendre mon petit-déjeuner.

- Vous veniez même de commencer à écrire, ajouta le major en désignant le petit guéridon bancal qui me sert de bureau.

- Non. Je suis en panne. Ce cahier est ouvert à la même page depuis des semaines.

- Que faites-vous de vos journées?

- Je fume, je bois du café le matin et de l'alcool le soir.

- Et à part ça ?

- J'essaie d'écrire.

- Depuis quand êtes-vous installé ici ?

- Une bonne vingtaine d'années.

- Vous êtes encore jeune pour un retraité...

- J'ai beaucoup écrit pour de l'argent. Cela me permet aujourd'hui d'écrire peu pour rien.

- Je vois.

- Vous êtes venu sans votre ordonnance ?

- Il est en permission. Le temps lui sera clément.

- En effet, nous aurons une belle journée.

- Et cette épave ?

- Nous n'avons rien trouvé à l'intérieur.

- Qu'en pensez-vous, major ?

L'officier sortit un morceau de bois de sa poche et le posa sur le guéridon.

- Je vous retourne la question. Pour moi, c'est un tas de bois pourri venu s'échouer sur la plage.

- Une telle quantité... Et sur une telle hauteur...

- Je vous souhaite une bonne journée. Merci pour le café.

- Vous oubliez votre pièce à conviction.

Le major soupira.

- Vous pouvez la garder. J'en ai des tonnes sur la plage...

 

 

 

Encore une journée sans écrire. Juste du vent, du sable, du soleil et des aiguilles de pin.Et aussi du café, de l'alcool et des cigarettes. L'hiver se déchire. Des stries de ciel bleu le craquellent comme un vieux parchemin. J'ai pu manger dehors, sur le balcon du haut, d'où l'on peut voir la mer au-delà de la dune. J'ai pris les jumelles, pour les oiseaux. L'épave est toujours là, massive. Voilà l'ordonnance du major qui tourne autour. Malgré son congé, il a gardé son uniforme. Je l'imagine facilement en civil. Il n'a rien d'un militaire. Cet air nonchalant, cette démarche souple... Tout le contraire du major. Pourtant, il m'inquiète. Sa façon de me fixer me met mal à l'aise. J'ai tort de m'inquiéter. Il ne peut pas savoir que j'ai gardé cette petite boîte puisque j'ai été le premier à pénétrer dans l'épave. Tu te fais des idées, mon petit vieux.

La boîte, la voilà. Je l'ai sous les yeux, ouverte. Des petits cailloux polis par les vagues. Avant de les réduire en sable, de siècle en siècle, l'usure les pare de couleurs qui varient selon la nature des roches. Certains sont translucides, d'autres marbrés. Quelques débris de coquillages effacés les rejoignent dans leur destin de sable. Voici même un tesson de bouteille aux contours et aux faces si bien polis qu'il s'épanouit dans tout l'éclat d'une pierre précieuse. On en trouve partout sur la plage et les gens les ramassent parce que l'eau fait chatoyer leurs teintes. A peine séchés par l'air, ils perdent de l'intensité et retrouvent leur condition de cailloux en quelques ricochets d'écume.

 

 

 

Depuis que je vis retiré et que je ne fais plus rien, je dors comme une souche. Pourtant, cette nuit, je me suis levé. Cette odeur d'arbre en fleur est revenue. Encore un rêve ? Je n'aime pas me réveiller la nuit car j'entends gronder la mer et j'ai l'impression qu'elle s'approche et qu'elle peut m'emporter. Tout enfant, je pensais la même chose. aujourd'hui, j'ai cinquante ans et rien n'a changé. Dans la pénombre, j'ai écrit :

"l'abandon des grands rêves accélère la chute des dents.

Complice du caillou, l'usure sauve la peau du vieil enfant qui n'en tirait que ricochets.

Toute fleur de décombres respire un paradis vécu.

Entre les plis du temps, chante le vent fossile.

Ne retenir de toute énigme que la poursuite des merveilles."

J'ai écrit. Mais qui a parlé ?

 

 

 

- Pardonnez ma curiosité, mais ce garçon, votre ordonnance... Est-il depuis longtemps à votre service ?

Le major paraît surpris de ma question.

- Non. Son ordre de mission remonte à quelques jours. C'est curieux, vous en parlez comme d'un gamin, mais il a une trentaine d'années.

- Il fait beaucoup plus jeune.

- Je vous l'accorde. Pourquoi cet intérêt pour Gildo ? Vous a-t-il posé problème ?

- Du tout. Il est très correct.

- Oui. Correct. C'est le mot. Égal à lui-même. Il ne prend pas d'initiative. Je le trouve un peu indolent.

- Mais il n'est pas là pour prendre des initiatives. Le changement de climat lui pèse peut-être, s'il vient d'une autre contrée...

- Vous savez, l'armée évolue. La discipline reste, mais il faut aussi du dynamisme, le sens des responsabilités actives.

Le major a débité cette tirade sur un ton monocorde. Il récite sa leçon : " il est vrai que le service personnel d'un officier nommé dans ce coin perdu n'a rien d'exaltant pour un jeune. Il ne se passe rien ici. "

- Vous oubliez cette épave...

- Vous appelez cela un événement? Dans quelques jours, j'enverrai mon rapport et les marées se chargeront de ce tas de planches.

Le major tente d'allumer une cigarette, mais le vent qui s'éparpille dans les dunes finit par l'en dissuader.

- D'ailleurs, je n'ai jamais tant fumé que depuis mon affectation ici.

- Je ne vous contredirai pas sur le calme de ce pays. En vingt ans de vie ici, je n'ai rien vu changer. Je me souviens tout de même d'une de mes premières promenades ici, sur cette plage, par une matinée pareille à celle-ci.

- Oui ?

- Je venais de m'asseoir sur un de ces petits bunkers qui s'enfoncent dans le sable. J'aperçois alors une silhouette qui se dirige vers moi en criant quelque chose. Je ne bouge pas et j'attends de pouvoir distinguer nettement qui vient de mon côté. C'est une femme, la quarantaine, un peu plus, plutôt belle. Elle crie : " Ermé ! Ermé !" Elle s'arrête face à moi, me regarde avec stupeur, comme si elle voyait le diable. Elle murmure : " Ermé..." Je me rends compte qu'elle m'a pris pour quelqu'un d'autre et qu'elle vient de s'en apercevoir. Essoufflée, elle chancelle. Je lui tends le bras. " ça ne va pas ? " Elle ne répond pas, reprend son souffle et puis s'en va.

J'ai revu cette femme plusieurs fois lors de mes promenades sur la plage, l'année de mon installation ici. Nous avons parlé un peu. Je me souviens qu'elle aimait ramasser des bois flottés et des cailloux polis par la mer. Je dois dire que j'ai la même manie, la même attirance pour ces objets dans lesquels le temps et l'espace se tourmentent et impriment leurs traces palpables. Je ne sais pas. Ceci l'a peut-être mise en confiance, ce qui m'a un jour poussé à lui demander avec qui elle m'avait confondu lors de notre première rencontre. Silence. Nous nous asseyons face à la mer et elle dit : " sur la plage, on voit surgir des êtres qui semblent venir tout droit du grand large. Non pas des baigneurs qui sortent de l'eau en secouant leurs cheveux, mais des êtres précédés par leur frôlement de sable et qui se distinguent d'un coup d'oeil de tous les autres estivants. Ce sont des dieux de passage. A chaque fois, il y a quand même une raison, mais nous ne pouvons pas en avoir idée, cela nous échappe, évidemment. "

Inutile de vous dire, major, que cette entrée en matière me laisse perplexe. Mais je suis une fois de plus en panne d'écriture et l'ennui me pousse à écouter la suite. Son récit est difficile à suivre, parfois incohérent car elle a du mal à respecter un chronologie. Je comprends que toute jeune, elle travaille dur pendant que les filles de son âge se dorent au soleil tout l'été. Le matin, elle balaie dans un hôtel et l'après-midi, elle vend des churros dans un estaminet du front de mer.

- Des churros ? interrompt le major.

- Oui. Des petits beignets sucrés, allongés. Délicieux... Je continue : son jour de congé, elle le passe sur une plage un peu à l'écart, en dehors des limites de baignade pour plus de tranquillité. Ses sandales collent sur le goudron fondu par le soleil. Elle quitte la route, s'engage dans le sentier craquant d'aiguilles de pin sur le sable. Elle traverse la pinède où elle se lave de l'odeur de friture et de toute sa fatigue en plongeant avec délice dans d'étourdissantes essences. Elle franchit la dune par le chemin de caillebotis qui mène jusqu'à la plage. En haut de la dune, le monde n'a plus que trois couleurs : mer, sable, et pin. Elle change son sac de plage d'épaule. Les oyats frissonnent sur ses chevilles. La voilà dans un univers d'étoffes poudrées de sable, de paille tressée, d'huile solaire, d'écume et de brise. Le transistor crachote un bruit de sardines sur le grill. Ses yeux se lancent dans le gouffre du ciel. Elle s'endort enfin purifiée de son labeur. L'éclosion d'autres parasols précède son réveil. Elle ouvre le sien. Le monde change de couleur. Bribes de paroles, éclats de rire, bris de vagues : la vie. Coincée entre le travail et quelques billets, certes, mais pour trois ou quatre heures, la vie.

- Vous exagérez un peu.

- Croyez-vous, major ?

- Sans le travail, nous n'existons pas. Mais poursuivez donc.

- Merci. Un jeune homme sort de l'eau. Elle le remarque car personne ne se baigne. Il s'approche d'elle. Il s'appuie d'un bras sur une pancarte plantée là dans le sable. Il lui dit quelque chose. Elle répond : " vous ne savez pas lire ? "

- Si. " Mer d'un autre âge " ? Mais...

- Déconseillée, mais pas interdite, la baignade, lance le garçon sur un ton enjoué.

- Et ils se sont revus ?

- Bien sûr, major. C'était même très fort entre eux. Mais ce n'est pas cela qui m'a frappé.

- Quoi donc, alors ? Cette histoire, pardonnez-moi, est des plus banales.

- Je m'en excuse. Mais cette pancarte " Mer d'un autre âge " n'est-ce pas étrange ?

Le major esquisse un geste de lassitude :

- Vous aurez mal compris ce que vous a raconté cette femme sans doute un peu hallucinée. Veuillez m'excuser. Je dois vous laisser. J'aperçois Gildo près de l'épave. Je pense qu'il a terminé ses mesures.

- Il a un nom à consonance italienne...

- Son prénom est impossible, répond le major. Gildo, c'est plus court et plus facile.

- Et quel est ce prénom si compliqué ?

- Ermenegildo.

 

 

 

Pourquoi ai-je raconté cette histoire au major ? Les hasards de la conversation. J'y repense cette nuit en entendant gronder la mer. Quand dormirai-je enfin ? Et cette odeur ? Je fume trop. Le tabac doit me pervertir l'odorat. Nous sommes en plein hiver... Aucun arbre en fleur. J'ai soif. Se lever, ouvrir le réfrigérateur, boire. Écrire: " ce temps aujourd'hui plus précieux que l'or et que les négriers des distances abolies cherchent désormais à soustraire à ceux qui, toujours dépossédés, avaient trouvé dans ses replis leur imprévue richesse : la gourmandise du veilleur, la provision du matinal..."

Ermé. Ermé... Gildo. Est-ce possible? ? Ermenegildo ?...

 

 

 

- Puis-je parler au major ?

- Il s'est absenté, monsieur. Voulez-vous laisser un message ?

La secrétaire a déjà saisi son bloc et son crayon. J'entrevois Gildo entre deux portes. Il marque un temps d'arrêt et me lance un regard lourd.

- Inutile. Je reviendrai.

 

 

 

- J'ignorais votre goût pour le scrabble, dis-je au major.

- Nous sommes trois et je soupçonne Gildo des meilleures dispositions pour ce jeu. Cela promet une belle partie. Allons, détendez-vous Gildo. La soirée ne fait que commencer et après cet excellent repas, cela nous dégourdira l'esprit.

En disposant le jeu sur la table, j'observe les deux officiers engoncés dans leurs uniformes. La partie commence. Le major joue vite. Gildo aussi.

- Pour un littéraire, il vous faut du temps, plaisante le major.

- Nous devrions fumer. Cela m'aiderait.

Gildo sort un paquet de cigarettes. Je saute sur l'occasion.

- Attendez, j'ai quelques havanes dans la boîte, sur le buffet, à votre gauche Ermé !

Gildo attrape la boîte et la pose sur la table. Nous y voilà. Il pâlit et ses mains restent pétrifiées sur la boîte.

- Eh bien, Gildo, vous nous les donnez ces cigares ? s'exclame le major. Absorbé par le jeu, il n'a pas relevé.

- Ce qui vous manque, c'est la concentration, ajoute-t-il en coupant le bout de son havane.

 

 

 

Le major vient d'entrer dans une terrible colère. J'apprends qu'il s'est porté lui-même à la tête d'une équipe d'employés requis pour démanteler l'épave. Gildo a disparu et le major le retrouve sur place, à quelques mètres de cet amoncellement de bois qui ressemble à une cathédrale disloquée. Sa fureur augmente à chaque enjambée vers son ordonnance qui regarde la mer d'un air absent et buté. Le major tourne la tête brusquement. Les employés sortent en courant de l'épave, leurs mains et leurs mouchoirs contre le visage. Le chef d'équipe barre la route au major qui le repousse et entre dans l'épave.

- Les hommes ne veulent pas travailler là-dedans. C'est une horreur, me lance-t-il au passage. L'homme s'éloigne et je vois vaciller le major. Il y a de quoi. Je viens d'arriver derrière lui lorsqu'une odeur d'abord douceâtre puis pestilentielle à mesure que j'approche me cloue sur place.

- Ma parole ! murmure le major.

Dans le fouillis de planches, par terre, sur les parois de l'épave, partout, ondule un tapis d'asticots d'où s'envolent en grondant d'énormes essaims de mouches. Nous ressortons en nous bouchant le nez.

-Foutez-moi le feu à tout ça, videz le réservoir de la jeep s'il le faut ! hurle-t-il à Gildo qui reste en face de nous sans bouger.

- Qu'est-ce que vous attendez pour obéir aux ordres ?

Gildo persiste dans son immobilité.

- Vous aurez à répondre de votre attitude, je peux vous l'assurer, souffle le major avant de se retourner vers moi: "Quant à vous, dans mon bureau dans un quart d'heure."

- Mais... C'est l'heure du dîner...

 

 

 

- Inutile, Gildo. Nous réglerons tout cela demain. vous pouvez disposer. J'ai dit : vous pouvez disposer !

Le visage fermé, le jeune officier abandonne sa machine à écrire et quitte la pièce. Un silence pesant s'installe.

- Par égards pour vous, cet entretien ne sera consigné nulle part Il ne tient qu'à vous de ...

- Je n'ai rien à me reprocher et vous seriez mieux inspiré de chercher du côté de votre ordonnance, major.

- L'inspiration, c'est votre affaire. Je suis quant à moi plutôt porté vers les faits : hier, vous vous êtes rendu en ville. Vous avez d'abord fait halte chez le dénommé Ange Consagude qui tient un débit de boisson sur le front de mer. Vous lui avez posé des questions. Après, vous avez poussé la porte de l'hôtel Solymar. Vous avez " convaincu " le portier de nuit qui prenait son service de vous montrer des registres qui remontent à une quarantaine d'années. Cela vous a pris une bonne partie de la soirée, mais vous avez trouvé ce que vous cherchiez...

- J'ai trouvé " qui " je cherchais.

- J'ai apprécié votre façon de piéger Gildo l'autre soir, pendant le scrabble. Très frais, vraiment. Mais je tiens à vous rappeler que c'est moi qui mène l'enquête. J'ai suivi le même chemin que vous : Ange Consagude et les registres de l'hôtel. J'ai noté les deux noms, mais cela ne tient pas.

- C'est ce qui m'a poussé à ne pas vous parler de ma découverte.

- Pourtant, vous êtes persuadé...

- Oui, major.

- Alors, expliquez-moi comment Gildo, mon ordonnance, du haut de ses trente ans, aurait-il pu conter fleurette il y a une quarantaine d'années à la dénommée Lorenz Alma aujourd' hui sexagénaire !

- Vous l'avez retrouvée ?

- Je sais qu'une femme répondant au nom d'Alma Lorenz, soixante-deux ans, vit aujourd'hui à une trentaine de kilomètres d'ici, à la résidence des Pins, une maison de retraite.

- L'avez-vous rencontrée ?

- Vous plaisantez !

- La réalité et l'urgence des mystères ne peuvent s'exprimer que par énigmes...

- C'est ridicule. Tout ceci est ridicule.

- Puis-je disposer, major ?

 

 

 

- Comment va-t-il aujourd'hui ?

- Comme d'habitude.

A chaque visite à la résidence des Pin, j'aurai désormais la même réponse. De temps en temps, je croiserai le docteur dans les couloirs et dans le parc où nous marchons un peu, le major et moi. " Il est loin de nous, il a toujours été loin de tout le monde. Seul l'uniforme pouvait le maintenir en contact avec la réalité. Après cet échec dans cette affaire d'épave, il s'est effondré. "

- Bonjour, major. Le journal. Vos cigarettes. Et si je vous prêtais un livre ?

Le major ne répond pas souvent à mes questions. Difficile de capter son regard vague. Il m'arrive de ne plus savoir quoi lui dire. Pourtant, je continuerai de pousser la grille du parc, de franchir le seuil de la résidence des Pins. Par une absurde ironie du sort, le major occupe la chambre d'Alma Lorenz. Alma Lorenz a disparu. Un jeune officier est venu la chercher pour faire quelques pas dans le parc, voici cinq ou six ans. L'homme s'est présenté comme son petit-fils et personne ne s'est inquiété car l'uniforme inspire confiance. Le soir, plus personne... Je me suis bien gardé de dire ce que je croyais savoir. Je n'ai pas envie de passer pour un fou et de finir mes jours ici avec le major.

Cette nuit, la mer gronde et le sommeil, je ne sais plus ce que c'est. Alors, je tiens mon journal. Un poème de temps à autres. Ce matin, je longerai le front de mer dans cette lumière d'été qui suffit à la gloire des amoureux. J'irai prendre un verre à la terrasse du bistro d'Ange Consagude où je saluerai la jeune fille qui s'occupe des churros. J'essaierai une fois de plus d'imaginer Alma Lorenz à sa place, Alma Lorenz dans sa pleine splendeur malgré l'huile et le gras, Alma Lorenz impatiente de finir sa journée pour aller rejoindre Ermenegildo sur la plage ou à l'hôtel Solymar. Peut-être réussirai-je un jour à écrire leur histoire. Mais comment ? A quel temps conjuguer ce qui ignore le temps ? Petite musique de la plage, étoffes, fanions, voiles, papiers, cerfs-volants, couleurs qui claquent en l'air dans l'écume...Pourquoi lutter contre tout cela, major ?

Votre erreur, c'était cet acharnement contre l'épave. Je vous revois toujours au volant de la jeep. Vos bidons d'essence, votre fureur. Seul. Sourd à mes appels. Vous me reprochiez de ne pas tout vous dire, mais que dire à qui ne veut rien entendre ? La vendeuse de churros, en face de moi... Même elle, saurait écouter cette histoire, un des souvenirs enchantés qu'Alma Lorenz m'a raconté une fois, sur la plage : Alma est toujours fauchée. En plus des churros et des ménages à l'hôtel, il lui arrive de vendre des babioles aux estivants, sur le marché. Un jour, elle prend le soleil avec son jeune dieu. Il se lève, plonge dans les vagues, disparaît un instant puis ressort de l'eau et dépose dans les mains de la jeune femme de petits cailloux lisses et translucides, aux couleurs étonnantes. A la fin de la journée, ils ont tant de petits cailloux qu'ils en abandonnent une partie sur la plage. Les plus beaux, ils en emportent une grande quantité avec eux, dans des seaux en plastique oubliés par les enfants qui jouent dans le sable. Quelques jours après, les cailloux rangés dans des boîtes d'allumettes peintes en noir se vendent comme des petits pains sur le marché, ce qui fait beaucoup rire Ermé. Alma garde une boîte pour elle, en souvenir.

Nous voilà tous les deux, major. Vous, suspendu au-dessus du gouffre depuis ce jour de colère lorsque vous a saisi cette rage de mettre le feu à l'épave. Moi, témoin de l'indicible, de ce que même vous, major, qui l'avez pourtant vécu, ne pouvez ou ne voulez attester.

Pensiez-vous vraiment qu'ils vous permettraient de répandre l'essence ? Je tente de vous dissuader, de vous convaincre de partir. Je dévale la dune pour vous empêcher d'approcher de l'épave. Et puis cette odeur nous submerge. La délicieuse odeur de pommier en fleur ou de narcisse qui, diluée dans la blondeur du jour, nous charme autant qu'elle peut nous étourdir, voire nous écoeurer si elle se concentre trop. Nous respirons mal. Nous titubons. Nous voici privés de nos mouvements. Un vent brûlant soulève des tourbillons de pollen et nous aveugle de pétales, de graines soyeuses et de papillons affolés.

Près de l'épave, Alma Lorenz au bras de Gildo. Gildo parle avec une fille en haillons et un homme en smoking, le col de chemise de travers et le plastron défraîchi, comme au retour matinal d'une nuit d'alcool.

Gildo et l'homme s'approchent de vous, major. L'homme s'empare de votre arme de service et la dispose dans votre main. Vous approchez le canon de votre tempe.Gildo hésite:

- Devrons-nous toujours détruire ce que nous créons ?

L'homme répond :

- Crois-tu qu'il se prive de détruire ce que nous créons? S'il pouvait parler maintenant, il te dirait que c'est dans l'ordre des choses. Mais l'ordre, c'est notre affaire.

- Il lutte pour une cohérence ...

- Nous nous battons tous contre un ennemi énigmatique, quelque chose de ténébreux, d'informe, qui nous réveille la nuit pour aliéner notre sommeil et qui nous endort le jour dans une dangereuse somnolence pour nous priver de nos rêves fondateurs. "

Je supplie Gildo du regard. Gildo insiste auprès de l'homme qui vient de parler :

- Le poète nous demande d'épargner cet officier.

L'homme hausse les épaules, indifférent :

- S'il intercède en sa faveur... Tu n'as qu'à décider. Après tout, c'est toi qui a déclenché tout cela en t'amourachant de cette femme. Mais je te préviens, tu ne rends pas service à ce militaire. Il finira sa vie dans la mélancolie.

La fille en haillons vous reprend le revolver et le laisse choir dans le sable avant de fouiller dans mes poches. Elle s'empare du petit morceau d'épave que vous m'aviez laissé et de la boîte de cailloux que je n'avais pas mentionnée dans ma déposition.

L'homme vérifie une dernière fois autour de lui :

- As-tu récupéré ton bien, Erménégildo ?

- Oui.

-Alors, ne traînons pas ici. Ces temps nous sont hostiles.

Et ils disparaissent tous dans l'épave.

 

 

Parenthèse au café Dante

éditions Orage-Lagune-Express, pochette, 1998

Nouvelle

 

J'ai pris mon petit déjeuner dans les velours pourpres et les vieux cuivres du café Dante. Un rayon de soleil ricoche sur une façade Renaissance et tranche un gros bloc de pénombre. En jaillit un rideau de fumée et, derrière, un vieillard sec en costume noir qui rallume sans cesse un Toscane tout tordu. Il n'a que cela à faire et il prend tout son temps. Un autre éclat de soleil vient buter contre le verre d'eau fraîche qui accompagne la mousse de mon cappuccino. Les petits pains roulent dans leur corbeille comme des fruits d'or. J'allume un Rey del mundo, j'avale une grappa et je plonge, ébloui dans mon matin, glorieux d'errance et d'oisiveté.

Dans quelques instants, le café Dante s'éloignera dans le temps alors que je m'approcherai de la place aux herbes. Sur la piazza dei Signori, Dante perdra encore sa dignité, à deux pas du café qui porte son nom, chaque fois qu'un pigeon secouera sur le sommet de son crâne de pierre ses ailes pataudes en roulant son petit oeil féroce.

Je prendrai un soin tout particulier à me rappeler que le café Dante est de ces lieux où quelque chose d'extraordinaire a plus de chance de vous arriver qu'ailleurs. De toute façon, si rien ne se passe alors que vous y sirotez un verre de Frascati, c'est tout simplement parce que votre présence dans ses miroirs sera peut-être à elle seule un des épisodes décisifs de votre existence ou, du moins, de votre vie intérieure.

J'ai savouré là-bas chaque instant dans la conscience immédiate de ce que Vérone peut offrir : la capacité d'identifier le bonheur au moment où il survient et non après coup, c'est-à-dire souvent trop tard pour en jouir pleinement.

A cette époque, rien n'était vraiment décidé pour moi, ce qui me permettait de consacrer une grande partie de mon temps à ce genre de réflexions. Elles me donnaient en outre un regard absent que l'on prenait volontiers pour l'expression d'une profonde activité intellectuelle. En réalité, si l'on avait pu lire dans la vague et permanente rêverie qui me tenait lieu de philosophie, ma devise se serait inscrite en toutes lettres sur la première page blanche d'un livre toujours remis à plus tard :

"l'homme heureux mange, boit et fume, si possible à une terrasse de café."

 
 
L'ITALIE PROMISE, extrait, inédit

L'alerte joyeuse

éditions Orage-Lagune-Express, 1997

Un poème en prose,

 

En ces forêts mangeuses

de dunes, je cherche le théâtre

des vagues.

Sur des planches lavées au

sable, je rapporte ses cailloux à

l'enfant veilleur qui chancelle

en son guet, dans mes

lointains.

Étoffe, écume et corps de

la même eau, échos tant

attendus, vivez en réponse à

l'étonnante étendue de mes

silences !

 

Un portrait et des photos inédites de Jean Tardieu dans un essai

"Jean Tardieu ,Un passant, un passeur,"

Editions La Bartavelle, 100 pages, 80F, ISBN 2-87744-376-0 , 1997

Repères biographiques
Interview : Christian cottet-Emard évoque sa rencontre avec J.Tardieu
Entretien avec J.Tardieu à Meillonnas en 1991

Jean Tardieu et Christian Cottet-Emard à Meillonnas en 1991

 

Jean Tardieu

 

Jean Tardieu est né en 1903 à Saint-Germain-de-Joux dans l'Ain. Poète, essayiste, dramaturge, traducteur, critique d'art, il a côtoyé les grands artistes de son siècle, notamment les peintres et les écrivains qui ont marqué leur époque (Char, les surréalistes, Max Ernst). Il s'est aussi lié d'amitié avec de nombreux poètes, en particulier avec Francis Ponge, Philippe Jaccottet, André Frénaud...

 

 


INTERVIEW : CHRISTIAN COTTET-EMARD EVOQUE SA RENCONTRE AVEC JEAN TARDIEU

 

Christian Cottet-Emard, dans quelles circonstances avez-vous publié votre livre "Jean Tardieu, un passant, un passeur"?

 

Ce livre est né de deux rencontres avec l'auteur du Fleuve caché, la première en 1988 à l'initiative d'Alain Claude alors directeur du centre culturel Louis Aragon d'Oyonnax et la seconde en 1991 organisée par la revue Le Croquant dirigée par Michel Cornaton.

 

Connaissiez-vous déjà Tardieu à cette époque ?

 

J'ai découvert ses livres sur les bancs du lycée, pendant les cours de maths ! Mais jamais je n'aurais songé à l'éventualité d'une rencontre. Cette idée s'est précisée lorsque, pour des raisons alimentaires, je suis entré dans le journalisme. J'écrivais alors des "papiers" sur les écrivains liés à la région où j'exerçais. Tardieu, natif de Saint-Germain de Joux dans l'Ain, s'inscrivait naturellement dans ma galerie de portraits.

 

C'est pour rédiger ces articles que vous lui avez rendu visite ?

 

Pas du tout. C'est lui qui est venu. Je terminais mes vacances d'été en juillet 1988 lorsque j'ai reçu un coup de téléphone d'Alain Claude m'informant de la venue de Jean Tardieu dans sa maison natale à Saint-Germain de Joux, tout près de chez moi.

J'ai chargé mon appareil photo et sauté dans ma voiture. Je voulais recueillir un entretien mais j'ai préféré laisser Tardieu tranquille dans son inventaire des souvenirs. Je crois qu'il a apprécié cette discrétion qui n'était en fait qu'une certaine forme de timidité ! De plus, il y avait aussi parmi nous Marcel Bisiaux qui tenait durant ces années une chronique, "Gastrosophie", dans la Quinzaine Littéraire. J'étais quelque peu impressionné ! Nous avons fait connaissance et Tardieu, de très bonne humeur, m'a laissé faire toutes les photos que je voulais. Il s'agit d'ailleurs de celles qui figurent dans le livre, à une ou deux près.

 

Et puis, trois ans plus tard, une nouvelle rencontre ?

 

Oui, en juin 1991, toujours dans l'Ain, mais cette fois à Meillonnas chez Michel Cornaton qui habitait la maison où vécut Roger Vailland. Vous voyez, encore une histoire de maison ! Cette demeure était en outre, à cette époque, le siège de la revue Le Croquant. Cette fois, avec l'aide du poète Paul Gravillon, j'ai enregistré un entretien que j'ai publié d'abord dans la revue puis dans le livre.

 

Votre ouvrage se compose donc de ces différentes contributions journalistiques ?

 

En partie, mais revues et corrigées. J'ai aussi ajouté plusieurs petits essais sans oublier, bien-sûr, des textes inédits de Tardieu. C'est après sa mort, en janvier 1995, que l'idée du livre s'est vraiment imposée. L'ouvrage est aussi né d'une colère...

 

Une colère ?

 

J'étais écoeuré par les notices nécrologiques bâclées qui émaillaient la presse locale. Quant à la télévision, je préfère ne pas en parler. Les journaux (nationaux) et la radio ont mieux fait leur travail. J'ai quant à moi envoyé un texte d'hommage à Maurice Nadeau et Anne Sarraute pour la Quinzaine Littéraire. C'est après cette publication que l'idée du livre a vraiment pris corps.

 

D'emblée aux éditions de la Bartavelle ?

 

Oui. J'en avais parlé à l'éditeur Eric Ballandras. Au départ, je voulais me contenter d'un texte et de quelques photos, mais Eric Ballandras ne voulait pas faire une plaquette. Il voulait un livre pour sa collection Essais. J'ai rédigé un livre mais ce n'est pas vraiment un essai et encore moins un livre savant. Disons qu'il s'agit d'un livre d'amitié, un portrait littéraire situant l'homme dans sa région natale, le pays du "fleuve caché" pour reprendre le titre du recueil le plus connu de Jean Tardieu ; cette campagne entre l'Ain et le Jura qui constitue le "lieu dit", de la métaphore fondatrice de son oeuvre poétique.

 

Qu'est-ce qui vous séduit le plus dans cette oeuvre ?

 

Mon livre s'attache plus au poète qu'au dramaturge. C'est donc sur ce plan que je vous répondrai.

La nature de son oeuvre, comme celle de l'homme, est complexe. Il a joué des contraires. Dans le privé, Tardieu était un homme paisible, installé, qui vivait pourtant une aventure poétique dont les étapes les plus audacieuses l'ont mené jusqu'à des confins que n'aurait pas négligé Henri Michaux.

En plus de la musique mystérieuse de sa poésie, je suis fasciné par cette permanente oscillation entre l'aspiration au confort d'une vie bourgeoise et le désir lancinant d'explorer les limites de notre perception du monde. En cela, Tardieu est, je crois, très proche de nombreux poètes d'aujourd'hui qui ne se reconnaissent plus dans le mythe du visionnaire maudit mais qui ne renoncent pas pour autant à se risquer dans les grandes largeurs, c'est-à-dire dans les grandes questions qui se posent à l'homme depuis les premiers âges. En homme de son temps, Tardieu assume en plus l'héritage d'un siècle, le sien, dont l'incroyable accélération technique multiplie encore la portée de ces questions.

Mais ce n'est encore qu'une facette du personnage.

 

ENTRETIEN AVEC JEAN TARDIEU à Meillonas (01) en 1991

(extrait du livre paru aux éditions de la Bartavelle).

 

C.C.E : La lisibilité de la poésie est-elle un problème contemporain ?

 

J.T : De tout temps, la poésie, quand elle correspond vraiment à l'élan authentique d'un poète, paraît illisible. Ce n'est pas un problème nouveau : il suffit de remonter à Mallarmé et même à Baudelaire, ce sont des exemples frappants. Certes, pour Baudelaire, .,le rejet à eu des raisons morales ou sociales mais déjà, dans la poésie de Baudelaire, il y avait quelque chose qui paraissait, sinon illisible, du moins choquant pour le public. Avec Mallarmé, cette difficulté s'accentue au point qu'il paraît totalement incompréhensible à la majorité des lecteurs. On ne peut donc rien dire encore de tel pour les contemporains car ce qui nous semble difficile aujourd'hui sera peut-être beaucoup mieux admis plus tard. Je ne crois pas à une distinction formelle entre ce qui serait lisible et ce qui serait illisible il faut déplacer un peu la question. Il faut tenir compte du fait que les conditions de lecture ou d'écoute de la poésie sont différentes : les médias, par exemple, forcent les artistes à faire un effort vers un public plus large. Je m'en suis aperçu récemment lors d'une mise en théâtre de certains de mes textes à Cambridge et à Londres ; automatiquement, on a choisi ceux qui avaient une forme dialoguée et qui pouvaient être compris plus facilement , les autres auraient difficilement franchi "le mur du son"

 

C.C.E : Quels textes avez-vous sélectionnés?

 

J.T : On a choisi dans Monsieur Monsieur, la saga d'un personnage imaginaire, où le spectaculaire était déjà dans texte. Je suis attristé, à ce propos, que certains me considèrent comme un poète de second rang sous prétexte que mes poèmes sont lisibles ! S'ils regardaient de plus près, ils verraient que, dans beaucoup de mes recueils, il y a un mélange.

 

C.C.E : Est-ce délibéré ?

 

 

J.T : Pas vraiment. C'est plutôt que je considère que la poésie doit avoir plusieurs moyens d'accès, aussi bien visuels que sonores, aussi bien dans une lecture solitaire que dans une lecture grand-public. Il s'agit, en fait, d'une extension des possibilités d'accès qui m'a permis d'aller plus loin, jusqu'aux poèmes dialogués et même jusqu'aux poèmes à jouer : pour moi, ce sont toujours des poèmes.

 

 

C.C.E : Si l'on précise la question de la lisibilité, on peut dire que la poésie a commencé à souffrir quand on s'est attaqué au sens : une coupure s'est alors faite avec le public.

 

 

J.T : Il faut un temps de mûrissement entre l'artiste et le public : si le poète cherchait directement à faire facile, ce serait désastreux car le poème perdrait toute vérité, il deviendrait artificiel. Le mot "vulgarisation" vient tout de suite à l'esprit, dans tous les sens !

 

 

C.C.E : On assiste depuis longtemps à un autre divorce, entre la science et la religion. Ne pensez-vous pas que la poésie pourrait les réconcilier, du moins permettre une connaissance moins étriquée ?

 

 

J.T : C'est une question qui est en lien avec les précédentes car le langage scientifique est précisément un langage qui ne peut pas être compris du grand public. Cela n'aurait aucun sens de vouloir exprimer une recherche mathématique ou en physique nucléaire dans un vocabulaire accessible à tous . La religion, c'est différent. J'ai été élevé sans religion : mon père était libre penseur, pas du tout sectaire d'ailleurs. Il m'avait dit "Si plus tard, tu veux devenir catholique, ce n'est pas moi qui m'y opposerais, tu seras même plus libre parce que tu n'auras aucune prédétermination marquée." De fait, il y a eu là une place vide : la poésie s'y est engouffrée. Elle s'y est introduite, non pas comme une réponse, mais comme un appel, quelque chose comme une évidence, l'évidence d'un monde étrange, incompréhensible. J'admire les gens qui ont des convictions qui leur permettent de vivre de façon supportable face aux grandes questions qui se posent à l'homme. En ce qui me concerne, la poésie m'a permis de chercher une réponse comparable à ce que peut atteindre la religion, en Orient ou en Occident, au-delà de la raison discursive.

 

C.C.E :La poésie serait donc une possibilité de médiation ?

 

J.T : Davantage encore : un retour à des origines ou la possibilité de reconstituer, forcément à l'aide d'artifices, des origines tribales en retrouvant les paroles et les gestes qui correspondaient à un besoin d'explication du monde que tout être humain a dû connaître dès l'âge le plus préhistorique. La poésie, alors, n'était pas loin de la magie, de la sorcellerie ou même de la religion, bref, de tout ce qui échappe à une définition scientifique.

 

C.C.E : Dans votre oeuvre, on trouve toujours une approche intellectuelle, bien-sûr, mais aussi une approche très physique. Vous parlez du geste d'écrire, du rythme, de la couleur...

 

J.T : Dans mes origines familiales, je l'ai dit souvent, il y a la peinture et la musique, mais il y a aussi chez moi la hantise, depuis toujours, de rendre la poésie aussi physique que possible. La recherche intellectuelle est, évidemment, incluse là-dedans et l'on aurait tort, même dans mes poèmes les plus faciles d'accès, d'en rester au sens immédiat.

 

C.C.E : Il y a un double personnage chez vous ...

 

J.T : En effet un enfant qui serait aussi un vieillard, un vieillard qui serait aussi un enfant !

 

C.C.E : Nous parlions tout à l'heure de musique : vous avez eu des rapports avec Pierre Schaeffer à l'époque où il faisait des recherches sur la musique concrète...

 

JT : Oui, mais ils n'étaient pas d'ordre artistique. J'avais été appelé à le remplacer pendant quelque temps à la radio pendant qu'il en était l'ambassadeur aux Etats-Unis, tout de suite après la guerre : Je devais être son successeur transitoire, il s'est trouvé que cela s'est prolongé, mais je n'ai jamais voulu me substituer à lui, je me suis contenté d'accueillir des jeunes en leur disant de faire ce qu'ils voulaient. Le "Studio d'essai " de Pierre Schaeffer devenait ainsi un Club d'essai ". C'était le début de la radio, il y avait beaucoup de jeunes et je n'avais pas d'autre envie que celle de leur demander : qu'est-ce que vous avez envie de faire ?

 

C.C.E : La musique concrète de Schaeffer apportait une rupture comme Varèse aujourd'hui, et l'ensemble de la musique contemporaine, avec le public ...

 

J.T : Je ne suis pas un musicien professionnel et je ne voudrais pas dire de bêtise mais j'aurais la même réponse que pour la poésie : ce qui paraît incompréhensible et même choquant, lorsqu'une forme nouvelle apparaît, finit par être accepté. On le voit bien avec Debussy : au début, les gens poussaient des c r i s , trouvaient sa musique insupportable ! Même de grands musiciens comme Saint-Saëns avec qui ma famille était en relation : j'ai une lettre assez amusante à ce propos où il se disait excédé par Debussy !

 

C.C.E : Brahms, aussi, avait dit à Mahler "votre musique est la fin de toute musique !

 

J.T : Oui, c'est ça !

 

C.C.E : Dans la peinture aussi ...

 

J.T : Il y a une évolution qui donne le sentiment d'un retour en arrière : nous sommes dans une période difficile. Les peintres eux-mêmes sont las de l'abstraction. Le Surréalisme dépassait la banalité du quotidien mais sans exclure les figures, comme Max Ernst par exemple.

 

C.C.E : Vous avez beaucoup écrit sur lui ...

 

JT : C'était un grand ami.

 

C.C.E : Vous avez aussi beaucoup écrit sur les autres.

 

J.T : C'était la guerre et j'avais besoin de retrouver, au moins par la mémoire et l'imaginaire, ces grandes oeuvres qui avaient été cachées, anciennes et modernes, non en les commentant, mais en cherchant, dans ma façon de penser ou d'écrire, des équivalents poétiques de ce que j 'admirais. C'est ce que j'ai fait dans l' un de mes premiers recueils qui s'intitulait Figures, à partir des grandes oeuvres de Poussin ou du Douanier Rousseau. Petit à petit, c'est devenu chez moi une façon d'écrire sur la peinture, dans une sorte de mimétisme.

 

C.C.E : D'une certaine manière, comme René Char ?

 

J.T : Oui, c'est ça. Après la guerre, j'ai accentué cette recherche du côté des peintres contemporains et je n'ai presque plus écrit sur les grands peintres du passé.

 

C.C.E : C'est Ernst qui vous a le plus inspiré ?

 

J.T : C'était un être merveilleux ! Lumineux !

 

C.C.E : Vous avez noué plus de rapports avec des peintres et des musiciens qu'avec d'autres poètes...

 

J.T : C'est vrai ! Mais j'ai été aussi très proche de Ponge, Follain, Jaccottet, Char, plus difficile à fréquenter car il vivait retiré à l'Isle-sur-Sorgue.

 

C.C.E : Char, justement : que pensez-vous des rapports de l'homme avec son oeuvre, c'est-à-dire, plus généralement, de la poésie comme exercice spirituel, mais aussi comme façon de vivre ?

 

 

 

J.T : Certains y voient un monument d'hermétisme, moi je ne trouve pas. Dans cette concision aphoristique, il y a quelque chose qui ne peut que mûrir et donner maintenant ou plus tard quelque chose de comparable aux grandes oeuvres classiques - Pascal, Chamfort, Joubert - une façon de vivre, un prophétisme. Cette poésie cessera de paraître inaccessible. D'ailleurs, je suis convaincu que l'on vivra de plus en plus en poésie : avec l'effondrement des idéologies, il y a désormais une place pour la poésie comme ressource salvatrice, protectrice de l'esprit.

 

C.C.E : Quel regard global jetez-vous sur ce siècle si agité ?

 

J .T : On a dit que j'avais longé les transformations poétiques et politiques de ce siècle sans m'y mêler tout à fait. Mon grand défaut, c'est de n'avoir pas été " engagé". Mais je n'ai pas été dégagé non plus !

 

 

C.C.E : Vous pensez que c'est davantage dans la nature du poète que de prendre une certaine distance ?

 

J.T : L'exemple le prouve : si on s'engage trop profondément dans un sens, on est ensuite obligé de faire un revirement et parfois des révisions déchirantes.

 

C.C.E : Dans Margeries, vous écrivez des "textes de circonstances " qui, manifestement, n'en sont pas ! Vous avez là un humour sarcastique ...

 

J.T : Un humour dans lequel on a voulu m'enfermer. En fait, mon tempérament est double : au fond, je suis très pessimiste, à la fois attiré et fasciné par tout ce qui est obscur, et en même temps j'ai une certaine bonne humeur naturelle. Mais il y a trop de gens qui mettent de côté le tragique. Je ne renie pas une certaine drôlerie, mais il ne faut pas la séparer de sa part d'ombre: elles sont tellement liées !

 

C.C.E : C'est un malentendu dont vous avez souffert.

 

J T : En effet ! Nous étions hier à Ferney-Voltaire et je pensais aux rapports entre l'humour et l'ironie. L'humour permet d'exprimer une drôlerie alliée à l'étrangeté même terrifiante. C'est ce que Breton a fait : le surréalisme réunit les deux.

 

 

C.C.E :Dans votre vie de créateur,le surréalisme a-t-il représenté un verrou qui sautait ?

 

J.T : Le surréalisme a eu, sur moi, une influence durable mais pas systématique même si je me suis senti très proche.

 

C.C.E : Et le christianisme, qui a marqué plusieurs des grands poètes contemporains ?

 

J.T : Dans une société chrétienne, l'image du Christ est toujours une référence bouleversante, mais je me sens plus proche d'une notion comme celle du bouddhisme (encore faut-il être prudent vis-à-vis de ce que nous croyons comprendre) : une notion qui assimile à l'ignorance la vision que nous avons du monde physique. Si l'on veut aller au-delà, il faut faire abstraction du cycle infernal dans lequel nous sommes entraînés pour chercher un au-delà qui est peut-être le néant ou peut-être Dieu.

 

 

C.C.E : Avez-vous connu, à l'époque, des poètes philosophes ou mystiques comme Lanza del Vasto ?

 

 

J.T : Je l'ai connu très jeune, il avait un ou deux ans de plus que moi, nous étions ensemble au lycée Condorcet et nous écrivions dans une revue de lycéens qui s'appelait La sève nouvelle. Lanza del Vasto nous paraissait être le grand poète de l'époque. Nous avions d i x - s e p t , dix-huit ans. Après, je l'ai perdu de vue. Je l'ai retrouvé une fois au cours d'un voyage en Toscane que mes parents m'avaient offert.

 

 

C.C.E : Dans son premier recueil, Le chiffre des choses, il y avait à la fois cette recherche métaphysique qui caractérise votre poésie et une recherche formelle, sans doute aujourd'hui dans une impasse mais qui, chez vous, a su rester ouverte au point qu'elle est toujours moderne.

 

J.T : Il est sans doute injuste qu'on s'intéresse moins, aujourd'hui, à ce poète qui nous avait paru si impressionnant : sa quête mystique était très valable.

 

C.C.E : Revenons au rôle du commentaire et de ses rapports avec la création.

 

J.T : Le commentaire fait partie de la vie permanente d'une oeuvre :les poètes ne seraient rien si l'on ne parlait pas d'eux avec intelligence et avec amour.

 

C.C.E : Votre propre création, comme chez les grands artistes, intègre une réflexion. Dans les grandes oeuvres, il n'y a pas de différence de niveau.

 

J.T : C'est le propre des artistes, en effet, de poser les grands problèmes. C'est l'oeuvre elle-même qui interroge...

 

Maison Roger Vailland

Meillonnas,

le 3 juin 1991.

 

 

Vous pouvez lire un extrait du livre sur le site "lieux-dit" de Serge Bonnery.

 

Le passant du grand large

éditions Orage-Lagune-Express, 1995

poèmes

 

Le passant du grand large

parraine un grain de sable.

 

Demi-dieu de passage,

nous perdons sa raison

 

mais non en nous l'empreinte

qu'il dédie à nos quêtes.

L'inventaire des fétiches

éditions Orage-Lagune-Express, 1988

prose

 

Derrière les volets

 

Cette heure dont le chien s'approprie toujours l'espace par inadvertance charrie aujourd'hui des objets qui nous sont chers. Table sous l'arbre beau parleur, toile cirée, verres, assiettes, portail grand ouvert et rue de village, tout cela semble inscrit dans le galbe et la sinuosité des beaux jours. Tout s'arrondit comme les légumes promis à ces assiettes et le vin à ces verres. Notre regard en ondoiement s'émeut d'une affiche rendue inoffensive et d'un muret moussu ou bien encore épouse la tiède rondeur des tuiles. Les voilà nos trésors à vifs en la rousseur du vivre et ce besoin de les nommer sans cesse devrait nous inquiéter, nous questionner, en ces temps barbares où toute évidence est maintenant bonne à redire. Il faut avoir rencontré la souffrance avant cette lucidité pour débusquer en une simple table ainsi dressée en plein air l'accomplissement d'un rituel dans le précaire et l'innommé.

 

Élégies

éditions Germes de Barbarie, 1985

poèmes

 

De l' eau l'écho saisi

de terre ni de ciel

entre l'arbre et la chair

l'arcane l'odorante

en toi perçue

de miel et de vitrail

regard

en chatoiement d'attente

regard encore et non parole

déjà te dévoilant

tout le chant de ma soif

 

 

Plus l'eau frôlée

la frissonnante plus ruisselle

à plein regard

ma flambée d'herbes

Toutes rousseurs et crépitances

gorgent d'odeurs

une soif de la soif

 

 

 

Le congé du buveur

éditions Orage-Lagune-Express, pochette

Prose

 

L'étoffe, à loisir, s'use au fil du vent entre le mur et l'arbre.Le chapeau de paille s'ouvre au soleil. Le café entrebâille la chambre. La table se dresse dans le ciel. Le jardin se risque au pied du mur. La nuit, vingt-cinq watts descendent en même temps que l'araignée du plafond, sur un journal d'avant-hier.Très loin, la vigne vierge empoigne une usine.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

u

 

v ell

e