article publié dans
la Quinzaine littéraire n°664 le
16 février 1995 Maurice Nadeau "La plupart des gens ne voient pas le temps qui,
plus encore que l'air, est leur
élément naturel", écrit Jean
Tardieu dans La Part de l'ombre. Le temps, Jean Tardieu en a traversé les
épaisseurs et les ténèbres
mais aussi les transparences et les
éclaircies. "On a dit que j'avais longé les
transformations poétiques et politiques de
ce siècle sans m'y mêler tout à
fait. Mon grand défaut, c'est de n'avoir pas
été "engagé". Mais je n'ai pas
été dégagé non plus
!", déclare-t-il dans un entretien
accordé en 1991 à la revue Le
Croquant (1), lors d'une visite dans l'Ain
à Meillonnas dans la maison qu'habita Roger
Vailland. Le temps, Jean Tardieu l'a parcouru dans tous
les sens. Au gré de ses retours sur les
lieux d'enfance, il l'a souvent remonté
à contre-courant, en compagnie de son double
tragique, "l'enfant resté au bord de la
route": "un enfant qui serait aussi un
vieillard, un vieillard qui serait aussi un enfant
!" confie-t-il avec une ironie
mélancolique. Suivons Jean Tardieu dans ce temps d'où
il tente d'extraire des bribes de sens que les
personnages de son théâtre restituent
parfois par des bégaiements ou des cris de
désarroi. L'humour, souvent noir, qui s'exprime ainsi
donne encore lieu aujourd'hui à un
malentendu à propos de son uvre. "Un humour dans lequel on a voulu m'enfermer"
souligne-t-il en ajoutant : "L'humour permet
d'exprimer une drôlerie alliée
à l'étrangeté même
terrifiante. C'est ce que Breton a fait : le
surréalisme réunit les deux." En une phrase, Jean Tardieu vient de nous
montrer quel sillon il creuse. "Je prends un bain de temps", lance un
personnage de son poème "L'animal du
temps". S'agit-il d'autre chose lors de cette pluvieuse
matinée de juillet 1988, lorsque Jean
Tardieu pousse la grille de sa maison natale
à Saint-Germain-de-Joux, dans l'Ain ? Avec Marie-Laure, son épouse depuis 1932,
le vieux monsieur entre dans une bulle de temps
intacte. Dans la demeure construite en 1715, les
livres sont encore là. Jean Tardieu en ouvre
un pour son ami l'écrivain Marcel Bisiaux.
Une sorte de lanterne magique pose sur la
scène son gros il de cyclope. Le temps
suspendu de la maison aspire les visiteurs. Dans
une chambre, Jean Tardieu se saisit d'un petit
sablier qu'il tourne et retourne dans ses mains.
Devant ce vieux monsieur qu'on voudrait
éternel, comment ne pas penser : "combien
de temps encore, où, quand ?"
Hélas, nous le savons maintenant, vendredi
27 janvier à Créteil, on est venu
chercher monsieur Jean. Dehors, sous le ciel bas, Jean Tardieu et le
petit cortège d'amis et de journalistes
quittent la maison. Quelque part, une voix murmure
un poème : "La fenêtre ou les noms
de mon pays" et un texte en prose : "Mon
pays des fleuves cachés". Il y a très longtemps, en 1933, un jeune
homme nommé Jean Tardieu publie une
plaquette de poèmes intitulée "Le
fleuve caché". En ce jour de juillet
1988, tout près de la maison, dans l'ombre
des forêts d'épicéas, grossi
par les lourdes pluies d'été, gronde
le torrent La Semine, affluent de la rivière
Valserine. Leurs eaux rejoignent celle du
Rhône. Mais avant, selon un phénomène
propre à cette région, elles
disparaissent parfois brusquement sous les roches
de leur lit pour ressortir un peu plus loin au
grand jour. L'eau et la poésie suivent des chemins
bien proches... 1.Le
Croquant n°10 (automne-hiver 1991)
38 cours de Verdun 69002 Lyon, a consacré au
poète un dossier avec des textes
inédits |
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